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Libération
Reportage

Au Rwanda, le spectre de l’épuration hante les réfugiés

Les dizaines de milliers de Burundais, souvent tutsis, entassés dans les camps du HCR, craignent un réveil du conflit ethnique.
Des réfugiés burundais dans le camp de Gashora, au Rwanda, le 3 avril. (Photo Stéphanie Aglietti. AFP)
publié le 13 mai 2015 à 20h06

Dans l'attente d'une ration de maïs et de haricots, Ancelme (1) déambule parmi des toilettes préfabriquées et des tentes blanches sans savoir où aller, comme un bateau à la dérive. Le terrain de volley installé à leur intention par de jeunes humanitaires occidentaux n'y change rien : tous les réfugiés du camp de Gashora, dans le sud du Rwanda, ont le même regard inquiet, les mêmes vêtements qu'ils n'ont pas changé depuis plusieurs semaines, souvent les mêmes craintes et parfois les mêmes souvenirs que ce cultivateur de 43 ans qui en accuse déjà dix de plus.

Plus de 5 000 Burundais, majoritairement des femmes et des enfants, sont pris en charge par le gouvernement rwandais et le Haut-Commissariat pour les réfugiés (HCR) dans ce camp militaire désaffecté. Cent personnes en moyenne arrivent chaque jour depuis la frontière, à trente minutes de route. Un millier sont ensuite déplacés vers le camp de Mahama, dans l’est du Rwanda. A trente minutes de route de là, on est à Kigali, la capitale.

Bribes. Trois semaines après le début du mouvement contre un troisième mandat du président de la République, Pierre Nkurunziza, beaucoup de réfugiés de Gashora ne sont pas au courant des événements en cours à Bujumbura (lire ci-contre). Des bribes d'informations filtrent par la radio rwandaise pour ceux qui arrivent à la capter. Les autres réclament des unités téléphoniques pour appeler de l'autre côté de la frontière.

Selon l’ONU, 50 000 Burundais ont rejoint en un mois la république démocratique du Congo, la Tanzanie et le Rwanda, le pays qui en accueille le plus : 25 000 au total. Le week-end dernier, le Programme alimentaire mondial (PAM) s’est inquiété d’une crise humanitaire et a indiqué être prêt à venir en aide à 50 000 personnes de plus dans les trois prochains mois si la crise persistait au Burundi.

Assis au pied d'un arbre, Ancelme se rappelle de l'année 1993, quand les Tutsis burundais quittaient leur maison après l'assassinat du président hutu Melchior Ndadaye, qui sonna le début de dix ans de guerre civile : «A l'époque, on avait fui dans les communes voisines.» Vingt-deux ans plus tard, il refait son baluchon et quitte sa province natale de Kirundo, région du nord frontalière avec le Rwanda. Sa femme et ses six enfants dorment eux aussi sous les tentes du HCR. «Les gens du parti au pouvoir nous ont prévenus, raconte-t-il, en colère. Ils ont dit : "Tous ceux qui contestent le troisième mandat du Président seront tués."» Ancelme a décidé de partir à la fin avril, au moment où le congrès du CNDD-FDD a désigné Pierre Nkurunziza comme son candidat à la présidentielle de juin.

Barrages. Un groupe rejoint Ancelme au pied de l'arbre. Il y a des femmes, des enfants, des adolescents, des vieillards et quelques hommes de son âge. Un bébé dans les bras, un couple raconte avoir fui la même province, dans les mêmes conditions : à pied, en laissant les plus vieux derrière eux et en se méfiant des barrages dressés à certains points de la frontière par les Imbonerakure, la ligue de jeunesse du CNDD-FDD, accusée d'être une milice armée par les Nations unies. «Nous sommes des potiers Twa [le troisième groupe du Burundi, ndlr], raconte l'homme. Les Imbonerakure ont marqué la porte de notre maison et nous ont dit qu'ils casseraient nos pots sur nos têtes parce que nous ne sommes pas du parti. Des maisons ont brûlé dans la nuit. Nous sommes allés sauver une femme, puis on a tenté de réclamer justice. La police nous a dit de rentrer chez nous.»

Les références aux Imbonerakure reviennent sans cesse dans les récits des réfugiés. «L'autre jour, on en a trouvé deux dans le camp, on les a remis aux policiers rwandais», s'exclame Bosco, venu de la province de Bururi, dans le sud du Burundi. Une nuit, il a abandonné ses vaches et ses chèvres sur sa colline. Il s'occupe désormais du nettoyage du camp, un gilet du HCR sur le dos et payé au lance-pierres. «Moi, je suis membre de l'Uprona [l'ancien parti unique tutsi, dont une aile est dans l'opposition], raconte-t-il. Ma maison a été attaquée, alors je me suis enfui avec ma femme et mes cinq enfants.»

Début avril, un document confidentiel de l'ONU confirmait que certains membres des Imbonerakure s'étaient armés. «Nous aussi, nous avons réclamé des armes, poursuit Bosco. Mais les autorités nous ont répondu de changer de parti.»

Génocide. Quand on parle politique, les regards sont plus gênés qu'inquiets. On trouve parmi les réfugiés des membres des principaux groupes d'opposition burundais, mais aucun militant du CNDD-FDD, malgré les nombreuses divisions que connaît le parti présidentiel. «Un jour, j'ai entendu un Imbonerakure dire que leur objectif était de ne plus voir de Tutsis au Burundi d'ici à 2020», ajoute Bosco. Une question qui, du côté rwandais de la frontière, inquiète également tous ceux qui se rappellent du génocide de 1994 et se méfient d'une éventuelle infiltration au Burundi des Forces démocratiques de libération du Rwanda (FDLR), héritières des milices hutues rwandaises Interahamwe basées au Congo. «Il y a des Hutus et des Tutsis dans l'armée burundaise, dit Bosco. Mais on a peur que des militaires hutus se mettent à tuer des militaires tutsis, ou l'inverse.»

«Quand je vais rentrer, je sais que ma maison aura été vidée, qu'ils auront pillé les tôles du toit. Celles de mes voisins ont déjà été détruites», lâche Ancelme. «On a déjà voulu tuer mon père quand les Tutsis se faisaient tuer, parce que lui aussi était de l'Uprona. Il m'avait dit de ne jamais appartenir à un autre parti»… avant de mourir dans un camp de réfugiés.

(1) Les prénoms ont été changés.