Ils étaient quelques centaines à camper encore, ce lundi matin, devant le palais gouvernemental du centre de Skopje, la capitale macédonienne. Ils resteront, clament-ils, jusqu'à la démission du Premier ministre, Nikola Gruevski, chef du parti nationaliste conservateur VMRO-DPMNE, au pouvoir depuis 2006. «Nous sommes là pour tous les Macédoniens», explique Aleksander, venu de Prilep, une petite ville du centre du pays.
Dimanche, l'opposition s'était donné rendez-vous au même endroit au cri de «liberté». Albanais de souche - un quart de la population du pays - et Macédoniens slaves défilent côte à côte. «Une première depuis l'indépendance du pays en 1991», s'exclame Borjan Jovanovski, rédacteur en chef de Nova TV, l'un des rares médias indépendants de cette ancienne république yougoslave. Dans les rues de la capitale, les manifestants brandissent des drapeaux albanais, macédoniens, mais aussi roms et turcs. Entre 40 000 et 50 000 personnes se sont rassemblées en face du palais gouvernemental, selon l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE). Dans ce pays de 2,1 millions d'habitants, selon le recensement de 2002, où les deux communautés nationales, macédonienne et albanaise, vivent séparées, l'événement est de taille. «Aujourd'hui, les rues sont pleines de vie», renchérit le sociologue Artan Sadiku, membre du mouvement civique de gauche Solidarnost, pour qui «cette insurrection pacifique va balayer les clivages ethniques».
Corruption. Depuis plusieurs mois, la Macédoine est plongée dans une crise politique profonde et inédite. Début janvier, Zoran Zaev, le chef de l'opposition sociale-démocrate (SDSM), a commencé à rendre publics des enregistrements qui révèlent comment le Premier ministre et ses proches contrôlent la justice et les médias, dirigent la corruption et gèrent le pays en marge des institutions légales. Le 5 mai, à la suite des révélations sur le meurtre d'un jeune étudiant par la police en juin 2011, le soir même de la réélection de Nikola Gruevski, des milliers de personnes s'étaient retrouvées dans le centre de Skopje, avant d'être violemment dispersées par la police. Depuis, les protestataires se sont donné rendez-vous «chaque jour à 18 heures» pour réclamer la démission du gouvernement.
Un sursaut civique que les incidents de Kumanovo n'ont fait que renforcer. Les 9 et le 10 mai, dans cette ville du nord de la Macédoine comptant une forte minorité albanaise (37%), des affrontements ont éclaté entre des unités de forces spéciales de la police et un mystérieux groupe armé d'une quarantaine d'hommes, des Albanais du Kosovo et de Macédoine liés à l'Armée de libération nationale albanaise (UÇK) à l'époque du conflit au Kosovo en 1998-1999, et au crime organisé. Façades calcinées, toits éventrés : les maisons ont été ravagées par les tirs d'hélicoptère et labourées par les blindés. Le bilan est lourd : 22 morts, 8 policiers et 14 «terroristes». Certains ont vu dans cette flambée de violences une « manœuvre de diversion » du pouvoir pour détourner l'attention des scandales… Quitte à replonger le pays dans une nouvelle crise interethnique.
En 2001, six mois de conflit armé provoqués par l’apparition d’une guérilla albanaise s’étaient soldés par la signature des accords de paix d’Ohrid, prévoyant des droits accrus pour cette minorité. Depuis, peu de choses ont changé, même si un parti albanais, l’Union démocratique pour l’intégration (BDI) de l’ancien chef de la guérilla, Ali Ahmeti, est associé au pouvoir. En réalité, les deux formations s’entendent pour se partager les prébendes de l’Etat, les représentations diplomatiques et jusqu’aux postes de fonctionnaires ou les contrôles des péages d’autoroute.
Peur. «Le régime de Gruevski a connu une dérive autocratique de plus en plus évidente, contrôlant la vie sociale et économique. Les pressions politiques pèsent sur les fonctionnaires. Dans les petites entreprises privées, il est recommandé d'embaucher des militants du parti pour éviter les contrôles fiscaux», explique Anita, qui travaille dans une ONG de Skopje. Elle souligne que «les protestations de la société civile sont sans cesse étouffées par le pouvoir, qui la taxe de cinquième colonne à la solde de l'étranger». Mais la peur semble changer de camp. A Skopje, le chef de l'opposition a appelé à rester dans la rue jusqu'à la démission du gouvernement. Même des diplomates et des parlementaires européens ont rejoint les manifestants. «Nous sommes ici pour écouter votre voix», a lancé le Bulgare Sergei Stanishev, président du Part socialiste européen (PSE). «Vous voulez la paix et la démocratie. Sachez que votre voix sera entendue par l'Union européenne. Personne ne peut l'ignorer.» Des piliers du régime, dont le tout-puissant chef des services secrets, Nikola Mijalkov, et la ministre de l'Intérieur, Gordana Jankulovska, ont déjà remis leur démission la semaine dernière. Mais Gruevski, lui, reste inflexible.