Les archéologues la célèbrent comme l’un des plus extraordinaires héritages de l’humanité jamais confiés à un désert ; les prisonniers politiques comme le plus terrible camp de concentration et de tortures établi par le régime syrien ; les militaires comme un lieu hautement stratégique, puisqu’il peut servir de base à partir de laquelle les rebelles islamistes iront couper l’autoroute stratégique qui relie Damas à Homs, et, au-delà, la côte méditerranéenne et le pays alaouite. La prise de la ville de Palmyre, mercredi, par l’Etat islamique (EI), est donc la source de trois graves sujets d’inquiétude.
Les jihadistes vont-ils détruire les ruines de la cité vieille de plus de 2 000 ans, célèbre pour ses colonnes romaines torsadées et ses tours funéraires, comme ils l’avaient fait à Mossoul et dans la province irakienne de Ninive ? Vont-ils exécuter une partie des détenus, en particulier ceux qui ne sont pas sunnites ou jihadistes, comme cela s’était passé à Mossoul, après la conquête de la ville (entre 500 et 550 prisonniers chiites avaient été alors assassinés, selon l’ONG irakienne Al-Wissam) ? Vont-ils, enfin, pousser leur avantage et devenir, grâce à leur extraordinaire combativité et aux réserves financières considérables dont ils disposent, l’armée rebelle la plus importante ?
«Stratégie du coucou». Indéniablement, c'est une lourde défaite pour Bachar al-Assad, dont les forces ont tenu une semaine avant de se replier. Les combats semblent avoir été acharnés puisque, selon Rami Abdel Rahmane, directeur de l'Organisation syrienne des droits de l'homme (OSDH, proche de l'opposition), ils ont fait près de 500 morts et poussé une partie des habitants à fuir la ville - sans doute aussi dans la crainte d'exécutions. A l'inverse, c'est la première grande victoire pour l'Etat islamique sur les forces loyalistes. Les jihadistes contrôlent désormais l'aéroport de la ville, l'important centre des Renseignements militaires, la tristement célèbre prison où un certain nombre de détenus ont été emmenés par les troupes loyalistes lors de leur retraite, et toute la Badiya, le désert syrien.
Jusqu’alors, les jihadistes étaient accusés par l’opposition de pratiquer la «stratégie du coucou», soit de progresser en Syrie en s’emparant des territoires déjà conquis par les autres forces rebelles, ce qu’ils avaient fait notamment à Raqqa. Avec la prise de Palmyre, ils s’emparent d’un immense territoire qui confine à l’Irak et leur permet d’ouvrir une nouvelle route vers la province d’Al-Anbar, où ils viennent de prendre la grande ville de Ramadi, d’avoir une grande profondeur géographique et d’unifier encore davantage les deux pays sous l’égide du califat proclamé en juin 2014 à Mossoul par le calife Ibrahim, alias Abou Bakr al-Baghdadi.
«L'EI contrôle désormais plus de 95 000 km2 en Syrie, soit 50% du territoire du pays», a calculé l'OSDH. Il s'est emparé en effet de la majeure partie des provinces de Deir el-Zor et de Raqqa. Il a aussi une forte présence à Hassaké, Alep, Homs et Hama. Il est, enfin, maître de la quasi-totalité des champs pétroliers et gaziers de Syrie après la prise de deux champs gaziers près de Palmyre.
«C'est vraiment un revers majeur pour Bachar al-Assad. Son armée apparaît épuisée, de plus en plus asphyxiée, ne pouvant plus combattre sur tous les fronts. Elle risque de perdre à présent l'aéroport de Deir el-Zor, de se retrouver bientôt encerclée à Alep. En fait, les zones où elle se maintient, c'est là où opèrent les officiers iraniens, appuyés par des drones, et les combattants du Hezbollah libanais, comme dans le Qalamoun [près de la frontière libanaise, ndlr]», souligne le politologue Ziad Majed. En plus, ajoute-t-il, en s'emparant de Palmyre, les jihadistes de l'Etat islamique coupent la voie d'accès des milices irakiennes qui viennent aider les forces loyalistes.
Les autres composantes de la rébellion, notamment l’Armée de la conquête - une coalition de forces islamistes hostiles à l’EI -, doivent aussi s’inquiéter. L’organisation d’Al-Baghdadi peut désormais avancer dans leur dos, notamment dans la Ghouta, aux portes de Damas.
Parfums. Mais avec Palmyre, les jihadistes ne remportent pas seulement une victoire éclatante sur le régime et un succès vis-à-vis des autres groupes rebelles. Dans leur rhétorique, ils ont aussi triomphé de l'ensemble du monde occidental symbolisé par le passé romain et grec de l'ancienne cité. C'est pourquoi on peut s'attendre au pire de leur part. Détruire Palmyre revient en effet à provoquer l'Occident - l'un des moteurs de la stratégie de l'EI. C'est aussi effacer la présence d'une culture précédant l'islam, assimilée de surcroît à celle des colonisateurs. Comme cela s'est passé en Irak, il est donc à craindre que chaque déclaration d'un responsable occidental s'inquiétant pour les ruines soit perçue par les dirigeants de l'organisation jihadiste comme un stimulant pour éradiquer le passé de la vieille ville.
Il est donc possible, voire probable, que les motivations de l'EI ne soient pas seulement stratégiques, mais que son caractère historique exceptionnel, sa qualité d'«oasis entre le monde levantin et le monde mésopotamien», selon les mots de Marielle Pic, qui dirige le département des Antiquités orientales au musée du Louvre, expliquent la volonté de l'Etat islamique de la conquérir à tout prix.
Dans les faits, la vieille cité, surnommée «la perle du désert», inscrite par l'Unesco au patrimoine de l'humanité, fut un point de passage des caravanes entre le Golfe et la Méditerranée et une étape dans la Route de la soie. Mais c'est avec la conquête romaine à partir du Ier siècle avant Jésus-Christ et durant quatre siècles, que Palmyre, dont le nom officiel en Syrie est Tadmor («cité des dattes»), connaît un essor remarquable. Elle devient une place luxueuse et luxuriante en plein désert grâce au commerce d'épices et de parfums, de la soie et de l'ivoire, des statues et du travail du verre de Phénicie. En 129 après J.-C., l'empereur romain Hadrien en fait une cité libre et elle prend le nom d'Adriana Palmyra. Elle fut également la ville de la mythique reine Zénobie. Autant de raisons qui rendent son passé insupportable aux yeux des jihadistes.