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Libération

Une inextinguible soif de destruction

Le monde arabe en ébullitiondossier
Du calife Omar en 637 à Abou Bakr al-Baghdadi en février, de l’Afghanistan au Mali, les fondamentalistes musulmans ont fait la guerre aux sculptures, inspirés par l’iconoclasme de l’Ancien Testament.
publié le 21 mai 2015 à 20h26

Dans la morne plaine, qui s’étend au sud de Bagdad, au beau milieu d’un fouillis de champs et de villages, se dresse l’arc de Ctésiphon, monument d’une grande finesse et d’une belle audace. C’est tout ce qu’il reste de la superbe capitale d’été des Sassanides, détruite par les armées envoyées d’Arabie par le calife Omar en 637. Selon les chroniqueurs de l’époque, l’incendie perpétré par les troupes musulmanes des immenses bibliothèques en araméen contenant tout le savoir de l’Empire perse a duré sans discontinuer plus de six semaines, jour et nuit. Ce fut l’une des pires tragédies culturelles de l’humanité.

Elle résonne aujourd'hui tristement à l'heure où les forces de l'Etat islamique viennent de s'emparer de Palmyre. Détruire tout ce qui ne se réfère pas directement à l'islam n'est donc pas leur spécificité. On retrouve cette stratégie de la tabula rasa dans l'idéologie des talibans comme dans celle d'Ansar ed-Dine au Mali ou de Boko Haram au Nigeria. Elle a accompagné nombre de conquêtes musulmanes, qu'entend prolonger l'Etat islamique.

Sourate. Ce fondamentalisme des origines, on peut en suivre la généalogie : Ibn Hanbal à Bagdad au IXe siècle, le Damascène Ibn Taymiyyah au XIVe siècle, qui proclama de terribles fatwas contre les alaouites, Mohammed ibn Abd al-Whahhab au XVIIIe siècle, un obscur prédicateur dont l'alliance avec la maison des Saoud permit de fonder le royaume qui porte son nom. Pour eux, «Allah tout puissant est le seul vrai sanctuaire et tous les autres sanctuaires doivent être fracassés». C'est pourquoi, en avril 1802, le chef de tribu Abdelaziz ben Saoud, à la tête des wahhabites, envahit l'Irak, razzia les villes saintes chiites de Nadjaf et Kerbala, et détruisit les sanctuaires, dont celui de l'imam Hussein.

L'anéantissement (en 2001) des deux Bouddhas géants de Bamyan permet de mieux comprendre cette volonté de détruire à tout prix, qui n'est pas seulement le fait des jihadistes, mais aussi de nombre de fondamentalistes, voire d'Etat - le royaume saoudien a fait enfouir des vestiges chrétiens préislamiques. En effet, avant de faire exploser les deux statues, les talibans ont longuement débattu au sein de la Choura (grand conseil) qui regroupe les chefs du mouvement. Le décret du 26 février 2001 prononcé par le mollah Omar, sur les recommandations d'un collège de hauts religieux de Kandahar, montre bien la préméditation. Il se fonde notamment sur une sourate du Coran exhortant les fidèles à guerroyer les statues, assimilées à des idoles : «O vous qui croyez ! Le vin, le jeu de hasard, les pierres dressées et les flèches divinatoires sont une abomination et une œuvre du Démon. Evitez-les. Peut-être serez-vous heureux.» Et sur l'exemple de Mahomet qui, selon la tradition, renversa les idoles entourant la Kaaba, la pierre noire de La Mecque, effaça les figures peintes à l'intérieur du temple, allant jusqu'à détruire, puis enterrer la statue de Hubal, une divinité lunaire, sous le seuil d'une maison pour que quiconque puisse la fouler en y pénétrant.

Bourgeon. Cette guerre contre les sculptures s'inspire sans doute de l'Ancien Testament, où Yahvé exige leur destruction pour que le peuple hébreu puisse s'installer sur la Terre promise. Très vieil arbre, le fondamentalisme iconoclaste continue donc de bourgeonner. «La méthode préconisée est toujours la même, relève le grand philosophe iranien Daryush Shayegan (1). Retrouver la Loi pure et dure, rester fidèle à l'esprit de la Lettre, et retourner au passé glorieux des origines, ne pas s'engager dans des spéculations spécieuses […]. C'est là l'aspect strictement exotérique, souverain, indiscutable de l'hégémonie exclusive de l'interprétation littéraliste ou, si l'on veut, la dictature inébranlable de la religion réduite à son dénominateur le plus commun.»

(1) «La conscience métisse», Albin Michel, 2012.