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Libération
Reportage

Burundi : «Nous allons nous défendre seuls, ce sera un bain de sang»

Violences, traques, menaces de mort… les partisans du président Nkurunziza multiplient les intimidations envers les opposants à son troisième mandat à l’approche de la présidentielle du 26 juin.

A Bujumbura, au Burundi, lundi 25 mai. (Photo Goran Tomasevic. Reuters)
ParPatricia Huon
Envoyée spéciale à Bujumbura
Publié le 27/05/2015 à 19h46

Le mot est sur toutes les lèvres à Bujumbura. «Imbonerakure», les «visionnaires». La Ligue de la jeunesse du CNDD-FDD, le parti au pouvoir, inspire la crainte. Ces partisans du président burundais, Pierre Nkurunziza, parmi lesquels d’anciens combattants démobilisés, sont soupçonnés, tant par les opposants que par la communauté internationale, de se transformer en milice et d’intimider la population. «Un groupe d’hommes de la commune voisine est arrivé en fin d’après-midi, dit Jean de Dieu Niyongabo, un habitant du quartier de Cibitoke, dans le nord de la capitale. Ils étaient armés de kalachnikovs, certains étaient en civils, d’autres portaient des uniformes de la police.»

A Cibitoke, mardi soir, c'était la confusion. Les balles ont longtemps sifflé dans les rues, faisant au moins un mort et plusieurs blessés. Mercredi matin, la population, sonnée, oscillait entre la crainte et l’envie d’en découdre. «Nous avons réclamé la protection de l’armée car nous savons que les Imbonerakure vont revenir, dit un homme d’une vingtaine d’années, bâton en main, qui refuse de donner son nom. Mais les militaires ne réagissent pas. Nous allons devoir nous défendre seuls. Et ce sera un bain de sang.»

Bujumbura, la capitale burundaise installée au bord du lac Tanganyika et surplombée de collines verdoyantes, s’est embrasée il y a un mois, lorsque Pierre Nkurunziza, au pouvoir depuis 2005, a décidé de briguer un troisième mandat lors de l'élection présidentielle prévue le 26 juin. «Nous manifesterons tous les jours, jusqu'à ce que le Président fasse marche arrière. Nous ne voulons plus de lui», dit Patrick, un jeune homme du quartier populaire de Kinama aux yeux rougis par les gaz lacrymogènes, qui dit lutter «pour le respect de la Constitution du Burundi». Après une longue guerre civile, ponctuée de massacres ethniques, le pays a adopté une nouvelle Constitution en 2005, inspirée des accords de paix d’Arusha qui fixent des quotas ethniques au sein du Parlement, de l’armée et de la police afin de maintenir un équilibre des pouvoirs entre la majorité hutue (85% de la population) et la minorité tutsie. Elle stipule aussi qu’aucun président ne doit servir plus de deux mandats. Les manifestants jugent ainsi que la candidature de Pierre Nkurunziza est contraire aux accords de réconciliation nationale. Mais ceux qui soutiennent l’ancien chef rebelle rétorquent que son premier mandat ne devrait pas être comptabilisé puisqu’il n’a pas été élu directement par un scrutin populaire.

Gourdins. C’est en périphérie du centre-ville, dans les quartiers ouvriers et de la classe moyenne, que se sont élevées les voix qui appellent au retrait de cette candidature contestée. Des barricades de pierres, de branchages et de ferraille ont été érigées pour bloquer l’accès des rues. Des feux ont été allumés en signe de défi des autorités. Au cours des dernières semaines, au moins 20 personnes ont été tuées et plus de 100 000, selon les Nations unies, ont fui vers les pays voisins. Face au son strident des sifflets et aux gourdins des jeunes gens en colère, des policiers lourdement armés dispersent la foule, souvent à coups de balles réelles. Lundi, à Kinama, ce ne sont pas les forces de l’ordre qui ont mis en fuite les protestataires, mais un groupe d’une vingtaine d’Imbonerakure armés de bâtons et de fouets qui ont fait irruption dans le quartier en début d’après-midi. Un modus operandi qui semble nouveau, une attaque décomplexée en présence de quelques journalistes internationaux et sous l'œil impassible de la police. Le chef de quartier affirme avoir aussi été violenté. «Ils sont passés par-dessus le mur de la cour et sont entrés chez moi, dit Terrence Nsanze. Ils m’ont frappé, ainsi que ma fille qui a voulu s’interposer, et m’ont dit que si je laissais les gens manifester, ils s’en prendraient à ma famille.»

Exil. L’angoisse est le maître mot dans la capitale burundaise. L’activiste Pierre-Claver Mbonimpa est assis derrière son bureau, l’air agité. Les rideaux sont tirés. Son téléphone ne cesse de sonner. «Cela fait quatre jours que je ne suis pas venu travailler, dit-il. Je n’ose pas me déplacer dans mon véhicule habituel.» Le militant est à la tête de la principale organisation de défense des droits de l’homme burundaise (Aprodh) et l’une des voix les plus critiques de la candidature du Président. Il a déjà été arrêté à plusieurs reprises pour ses prises de position. «Je pense que l’on ne prendra plus la peine de m’arrêter, dit-il, résigné. La violence est passée à un niveau supérieur. Et je suis sur la liste des hommes à abattre.»

Samedi soir, le chef d’un petit parti d’opposition, Zedi Feruzi, a été assassiné en pleine rue alors qu’il rentrait chez lui avec son garde du corps, tué lui aussi. Depuis, les opposants craignent les exécutions ciblées. La majorité d’entre eux sont injoignables, se terrent ou sont partis en exil. Yvette Murekasabe était directrice de la Radio publique africaine (RPA) à Ngozi, dans le Nord. Cette radio burundaise indépendante était la plus écoutée du pays avant sa fermeture, fin avril. Désormais, cette jeune femme menue de 28 ans s’est réfugiée chez ses parents, dans une maison modeste de la banlieue de Bujumbura, et dit se sentir «traquée». C’est un reportage sur les Imbonerakure et les distributions d’armes présumées qui, peu avant le début des manifestations, lui a valu la colère du pouvoir. «J’ai eu des appels téléphoniques me menaçant de mort», dit la journaliste qui a été convoquée à plusieurs reprises devant le tribunal pour diffamation. «Je n’y vais pas, je pense que je me mettrais en danger, vu la situation actuelle», explique-t-elle. Lorsque les manifestants sont descendus dans les rues, le gouvernement a fermé la RPA. Il a également empêché d'émettre deux autres stations indépendantes, Radio Isanganiro et Bonesha FM. Dans un pays où les ondes sont un moyen important de diffusion de l’information, les Burundais s’appellent désormais pour faire circuler les nouvelles. Ou les rumeurs.

Trou noir. Parmi la jeunesse de la capitale, Twitter semble être devenu la meilleure source pour savoir ce qu’il se passe dans les quartiers. Mais à peine plus de 1% des Burundais ont accès à Internet, et peu peuvent se permettre l’achat d’un téléviseur. Les zones rurales ont ainsi été plongées dans un trou noir de l’information. «Je pense partir à l'étranger, dit Yvette Murekasabe. Je viens de faire une demande de passeport. Mais qu’est-ce que je ferai là-bas sans argent ? Depuis la fermeture de la radio, je suis au chômage forcé. Je ne vois pas d’issue.»

Les médias indépendants avaient prospéré au Burundi après la fin de la guerre civile. Le pays se targuait de posséder une société civile dynamique, une presse pluraliste et un système politique permettant le débat. Mais à l’approche des élections de 2015, le gouvernement de cette fragile nation d’Afrique centrale a mis un terme à ces libertés. «Le Président a décidé de broyer toute personne qui s’oppose à sa candidature. Il est prêt à tout pour se maintenir à son poste, y compris à marcher sur des cadavres, dit Charles Nditije, le président de l’Union pour le progrès national (Uprona), ex-allié du CNDD-FDD (Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie) désormais dans l’opposition. Bien qu’il affirme le contraire, Pierre Nkurunziza se sent menacé. Et il réagit en attaquant. L’ambiance n’est pas à la négociation mais à la confrontation.» Charles Nditije doute que le dialogue soit encore possible et prie la communauté internationale de faire pression pour un report du scrutin sine die.

Mardi, la France a suspendu sa coopération militaire alors que la Belgique avait déjà gelé son soutien au processus électoral. L’ex-puissance colonisatrice du Burundi ainsi que l’Union européenne et les Etats-Unis ont aussi menacé de couper leur aide directe si le président burundais s’entêtait à briguer un troisième mandat. Or, la Belgique et l’UE sont les principaux bailleurs du Burundi, dont 50% du budget national provient de l’aide internationale.

«La présidence a même tenté d’ethniciser la crise en disant que seuls les Tutsis manifestaient, alors qu’il s’agit d’un conflit politique, déplore-t-il. C’est extrêmement dangereux.» Mais le pouvoir semble déterminé à ce que les élections aient lieu, à commencer par le scrutin législatif et communal prévu le 5 juin. Dans un climat d’intimidation, où l’opposition est invisible et ne fait pas campagne, le parti au pouvoir aurait de grandes chances d’emporter une large victoire. «Nous ne nous présenterons pas, dit l’opposant. Ces élections sont une mascarade.» Ignorant les revendications de la rue et les mises en garde de la communauté internationale, Pierre Nkurunziza continue sa marche forcée vers un scrutin qui risque de plonger encore un peu plus le pays dans la crise.