Menu
Libération

L’axe sunnite fait la part belle aux rebelles

Le monde arabe en ébullitiondossier
Qu’ils soient islamistes, salafistes ou jihadistes, les groupes armés opposés au régime syrien bénéficient d’un soutien politique, financier et militaire de la part de l’Arabie Saoudite, de la Turquie et du Qatar.
publié le 1er juin 2015 à 20h36

Le fauteuil doré et tarabiscoté dans lequel il a pris place lui donne un air de monarque oriental, démenti par le voile noir qui couvre sa tête et le drapeau jihadiste de la même couleur, posé bien en évidence sur la tablette devant lui. Abou Mohammed al-Joulani, chef du Front al-Nusra, la branche syrienne d'Al-Qaeda, est visiblement traité comme un ami par la chaîne d'informations Al-Jezira, propriété du Qatar. Si l'on avait quelques doutes sur le soutien du richissime émirat à l'organisation classée depuis 2012 sur la liste noire des Etats-Unis et du Royaume-Uni comme «terroriste», ils sont rapidement levés. Pour l'interviewer, un journaliste proche des Frères musulmans, avec des questions des plus complaisantes. En réponse, des propos, sinon rassurants, du moins apaisants envers les pays occidentaux, qu'il n'entend pas attaquer «pour ne pas salir la Syrie» et les minorités religieuses, à l'exception des druzes et surtout des alaouites, condamnés à l'enfer s'ils ne se convertissent pas (lire Libération du 29 mai).

Equilibriste. Si le chef islamiste a choisi la semaine dernière de s'exprimer - ses interviews sont exceptionnelles -, à un moment où son organisation vole de victoire en victoire, poussant fortement en direction de Damas, c'est qu'il a un message à faire passer à l'adresse des Occidentaux : celui d'incarner une force politique présentable, responsable, a minima pragmatique, moins jusqu'au-boutiste en tout cas que l'Etat islamique, l'organisation sœur ennemie. Ce qui ne l'empêche pas pour autant de faire savoir qu'il demeure dans l'orbite d'Al-Qaeda et qu'il a un devoir d'obéissance à son chef, l'Egyptien Ayman al-Zawahiri, le successeur d'Oussama ben Laden. Ce numéro d'équilibriste impossible doit beaucoup au Qatar - l'émirat a toujours été proche du Front al-Nusra. Mais sans doute aussi à la Turquie et à l'Arabie Saoudite, les deux autres partenaires de cet axe sunnite qui ne fait pas mystère de son soutien politique et militaire à la rébellion syrienne. L'équation peut se résumer ainsi : en échange d'un positionnement moins jihadiste, fût-il temporaire, d'une sorte de «publi-info», pour reprendre l'expression d'un chercheur, ces trois pays se sont engagés à fournir à Al-Nusra un soutien politique, financier et militaire. Pour autant, pas besoin pour l'organisation de renoncer à un salafisme guerrier ni de tourner le dos à Al-Qaeda qui, dans la confrontation actuelle avec l'Etat islamique, pèse d'ailleurs de moins en moins - elle reste néanmoins la référence originelle pour nombre de groupes jihadistes, lui permettant ainsi d'avoir une bénédiction idéologique toujours nécessaire.

Cette alliance de Doha, Riyad et Ankara se reflète sur le terrain syrien, à travers une nouvelle force apparue il y a quelques mois : Jeish al-Fatah («l'Armée de la conquête»). On y retrouve des organisations islamistes, salafistes, certaines jihadistes, d'autres non, des formations proches des Frères musulmans et peut-être quelques groupes moins religieux liés à l'Armée syrienne libre (ASL). Trois mouvements sont la matrice de cette coalition : Al-Nusra, Jeish al-Islam («l'Armée de l'islam») et Ahrar al-Cham («Libres du Levant»). Chacun des trois pays de l'axe sunnite a d'ailleurs ses préférences : le Front al-Nusra est surtout parrainé par le Qatar et la Turquie ; Ahrar al-Cham par le Qatar également, et l'Arabie Saoudite ; Jeish al-Islam, très bien implanté autour de Damas, par Riyad qui,souligne un spécialiste occidental du Royaume,«agit comme à son habitude. Il soutient n'importe quel groupe, radical ou modéré, sans s'inquiéter des conséquences futures».

Ce soutien des trois pays à la rébellion passe évidemment par l'envoi d'armes. Vendredi, le quotidien turc Cumhuriyet a publié des photos et une vidéo qui accréditent l'hypothèse, jusque-là farouchement démentie par le gouvernement islamo-conservateur d'Ankara, de livraisons d'armes aux rebelles extrémistes. Le journal d'opposition produit des images d'obus de mortier dissimulés sous des médicaments dans des camions, officiellement affrétés par une organisation humanitaire et qui ont été interceptés en janvier par la gendarmerie turque près de la frontière syrienne. Cette opération avait viré au scandale politique lorsque des documents officiels publiés sur Internet affirmaient que ces camions appartenaient aux services de renseignement turcs.

Black-out. Selon les informations de Cumhuriyet, les poids lourds convoyaient un millier d'obus de mortier, 80 000 munitions pour des armes de petits et gros calibres et des centaines de lance-grenades. De fabrication russe, cette artillerie était fournie par des pays de l'ancien bloc soviétique, précisait le journal. Impossible de savoir en revanche à quel groupe elles étaient destinées. Le Front al-Nusra, voire l'Etat islamique, comme l'opposition turque l'insinue ? Frappé au cœur par le scandale, Ankara avait réagi violemment en imposant un black-out médiatique sur l'affaire, y compris sur les réseaux sociaux, et en ouvrant une enquête qui a déjà abouti au placement en détention d'une cinquantaine de personnes, gendarmes, militaires ou magistrats. Le Président, Recep Tayyip Erdogan, avait même déclaré mi-mai que la fouille des camions constituait une «trahison». L'Arabie Saoudite n'a pas ce genre de problème avec la presse. Sans doute est-ce d'ailleurs le nouveau souverain saoudien, le roi Salmane, qui a rendu possible cet axe sunnite en se rapprochant à la fois du Qatar et de la Turquie.