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Libération
Portrait

Mona Iraqila, délatrice star

La présentatrice qui a fait scandale en filmant une descente anti-homos dans un hammam de la capitale se pose en justicière télévisuelle et garante des bonnes mœurs égyptiennes.
La présentatrice au Caire, cette semaine. (Photo David Degner)
publié le 4 juin 2015 à 19h16

Mona Iraqi se voit déjà en haut de l'affiche, au milieu des étoiles de la télévision. La présentatrice et réalisatrice égyptienne, qui s'est fait remarquer il y a trois mois en filmant une descente policière dans un hammam du Caire présenté comme «un repaire d'orgies homosexuelles», en est persuadée. «Dans un an, Mona Iraqi sera la Oprah Winfrey égyptienne», dit-elle en parlant d'elle-même à la troisième personne, l'index pointé dans notre direction.

D'où vient cette assurance ? La télé égyptienne compte des personnalités beaucoup plus populaires et influentes, comme Riham Said ou Liliane Daoud. Son programme Al-Mostakhabi («ce qui est caché»), diffusé sur la chaîne privée Al-Qahira wa Al-Nass tous les mercredis et lancé il y a sept mois, en est encore à ses balbutiements. Mais voilà, Mona Iraqi a du jour au lendemain été propulsée sous les projecteurs des médias internationaux. Celle qui a «enchaîné les programmes et les déconvenues» pendant des années selon un ex-collègue, fait enfin les gros titres. Mona Iraqi jubile, tout en dénonçant la fâcheuse tendance des journalistes à sauter sur tout sujet «alléchant». «Les médias occidentaux ont interprété l'histoire du hammam comme une discrimination des homosexuels, soutient-elle. C'est leur droit.»

La présentatrice nous reçoit dans les bureaux de la chaîne Al-Qahira wa Al-Nass, triomphante. Coiffée, maquillée, apprêtée. La rencontre a lieu dans une régie, au beau milieu de câbles et de caméras. Comme happée par la lumière, Mona Iraqi se dirige naturellement vers le seul fauteuil éclairé par un projecteur. C’est là qu’elle aime être. Cette lumière, elle la doit surtout à son reportage dans le hammam. Mona Iraqi le sait et dès qu’elle en a la possibilité, elle revient sur la tragique histoire.

«Chasse aux homos»

«Je ne suis pas contre les homosexuels», dit-elle, en accusant les militants LGBT d'essayer de «gagner des financements» en la montrant du doigt comme homophobe. Mona Iraqi le répète : elle ne regrette rien. Ni d'avoir orchestré la descente policière ni d'avoir filmé les hommes à visage découvert et à moitié nus.

Début février, l'un d'entre-eux a tenté de s'immoler : «Je suis constamment harcelé sur mon lieu de travail, il y des paroles, des regards», a-t-il confié à la presse. «Non au journalisme de la honte et à la chasse aux homosexuels», s'indigne la Fédération internationale des ligues des droits de l'homme. La présentatrice est poursuivie par la justice, notamment pour diffamation. Mais son geste, elle l'assume. Les critiques suscitées par son émission, Mona Iraqi les balaie d'un revers de main et promet un second épisode : «Si le hammam ouvre à nouveau et qu'on nous signale quelque chose, on sera là.» Elle prétend, contre toute évidence : «Nous avons été heureux quand les hommes ont été innocentés par la justice. Ce que je veux, en fait, c'est que la société soit consciente de ce qu'il se passe.» Une opiniâtreté qui lui vaut des louanges, même parmi ses détracteurs. «Je ne partage pas ses méthodes, mais il faut reconnaître qu'elle a une rage impressionnante», témoigne un jeune journaliste. «Mona la justicière» se sent investie d'une mission : nettoyer la société égyptienne de ses mille et une plaies. Face à l'incurie de l'Etat, elle pense que c'est à elle, via son programme, de veiller aux bonnes mœurs de la société. L'Egypte vit, selon elle, une période de décadence morale depuis la «révolution» de 2011.

Armée d’informateurs

«L'Etat n'a plus la capacité de surveiller, déplore-elle. L'objectif de l'émission est que la société commence à se contrôler elle-même.» Comment ? Avec une armée d'informateurs. Chaque Egyptien, «avec son téléphone mobile, se transforme en observateur de ce qu'il se passe, poursuit-elle. Ils filment, nous envoient la vidéo et nous continuons le travail. J'appelle cela "des instruments de contrôle social".»

Voilà de quoi alimenter le sentiment d'un retour en force de l'Etat policier, héritage de l'ère Moubarak. C'est d'ailleurs comme cela que Mona Iraqi aurait eu connaissance de l'histoire du hammam : un informateur se trouvait à l'intérieur lors de la descente policière, assure-t-elle. «Si aujourd'hui tu es témoin d'un crime, tu fais quoi ? nous lance-t-elle sur le ton de la provocation. Il s'agissait d'un commerce de sexe non protégé contre de l'argent dans un endroit public.» Or l'ordre public, c'est son affaire, pense-t-elle, au même titre que n'importe quel homme d'Etat : «Avant la descente dans le hammam, j'avais dénoncé ce qui se passait au ministère de la Santé, avant de contacter l'Intérieur. Ils n'ont rien fait.» D'où vient cette volonté de nettoyer la société, de prouver que les instances de contrôle sont défaillantes ? En guise de réponse, elle flatte son auditoire : «Je veux que l'Egypte soit comme la France.»

Comme son émission, Mona Iraqi est intrusive. Et elle provoque un violent malaise. Pendant l'entretien, elle nous tient en joue de ses yeux bruns, dénonce l'inanité des questions, avant d'essayer de nous filmer, nous aussi. Au bout de vingt minutes, elle s'éclipse un instant et revient avec une proposition : «Est-ce que nous pouvons filmer l'interview ? Je fais un nouveau film sur le hammam.» Refus catégorique de notre part. «Je vous filmerai de dos.» Non. «Pourquoi ?» Troisième refus. Elle insiste, agacée : «Pourquoi ?»

«Méthodes douteuses»

Mona Iraqi nous a-t-elle filmés à notre insu ? Avait-elle accepté l'interview dans la perspective de filmer des journalistes français dans son antre ? «Elle en est capable», soufflent des connaissances. «Ses méthodes de travail sont douteuses», renchérit une ancienne journaliste. Mona Iraqi aurait-elle une vengeance à prendre ? Certainement. «Ce qui a dérangé, c'est que je sois la première femme à filmer un réseau de prostitution d'hommes, dit-elle. Cette fois-ci, une femme se trouvait derrière la caméra. Tous les jours, les médias égyptiens et internationaux filment des femmes arrêtées pour prostitution. Personne n'en parle.» C'est souvent en tant que femme que Mona Iraqi s'insurge : Lorsqu'elle évoque l'arrestation des 26 hommes dans le hammam, c'est à leurs femmes que la présentatrice pense. Quand un journaliste lui demande son âge, elle lui lance à la figure : «Pourquoi, tu veux m'épouser ?»

Parmi les journalistes égyptiens, elle n'est pas une exception. Elle participe d'un mouvement général donnant la part belle aux sujets moralisateurs et sensationnalistes. «Les médias traversent une triste période, et elle risque de perdurer», se désole un journaliste du quotidien «intello» Al-Shorouk. Le discours de la présentatrice duplique celui des responsables politiques. Elle suit leur feuille de route et reprend leur terminologie. Avant de lancer l'émission, «il fallait attendre que la présidentielle se termine et que le contexte politique se stabilise, dit-elle sur un ton docte. Tant qu'il y avait des manifestations, il n'y avait personne pour penser à l'éducation, à la santé…» Mona Iraqi plaide pour une Egypte stable (entendez sans manifestations), pour une société qui se contrôle elle-même, pour l'avènement de citoyens délateurs. Le mouvement est en cours, et c'est peut-être cela qui lui donne des ailes. Elle n'a plus qu'à surfer sur cette tendance.