Près du bar, un petit singe névrotique tourne en rond dans une cage exiguë. Dans ce «cabaret» (nom donné au Burundi à ces simples gargotes de quartier, où l’on peut boire et manger), la house africaine résonne en fond sonore, entrecoupée parfois de la musique de campagne du parti au pouvoir. Il est 18 heures, la nuit tombe sur Bujumbura. A une table, un groupe de jeunes gens enchaîne les Primus, la bière brassée localement, et picore dans une assiette de bœuf grillé. La discussion se concentre autour d’un exemplaire de bulletin de vote. «Tu poses l’empreinte de ton doigt ici. C’est ici qu’il faudra voter», ordonne l’un d’eux, en pointant la case à côté de l’aigle noir, symbole du parti du président, Pierre Nkurunziza, au pouvoir depuis 2005 et bien décidé à s’y maintenir en briguant un troisième mandat, alors que la Constitution n’en autorise que deux. Après un mois et demi de manifestations violentes, Pierre Nkurunziza a finalement annoncé mercredi le report des élections. Au 29 juin, pour les législatives, et au 15 juillet pour la présidentielle. Mais l’opposition et la société civile, qui s’opposent au troisième mandat, ne se satisfont pas de cette demi-mesure lâchée sous pression de la communauté internationale et rejettent même le médiateur dépêché par l’ONU, Saïd Djinnit, jugé trop partial. Chaque camp reste sur ses positions, faisant craindre le pire dans ce petit pays de l’Afrique des Grands Lacs.
Jardin verdoyant
Au bar-restaurant Iwabo W’abantu («chez les hommes»), installé dans un petit jardin verdoyant parsemé de tables en plastique et de palmiers, l’ambiance est pourtant joviale, comme en atteste la bonne humeur d’un groupe de clients : tous militaires haut-gradés, mais ce soir-là en tenue civile. Ici aussi, on a choisi son camp. Le bar est bien connu pour être à la fois la propriété d’«Adolphe» et son QG. Comme les rois, Adolphe n’a pas besoin de nom de famille. Au Burundi, le général Nshimirimana, qui dirigea pendant dix ans le Service national de renseignement, la «Documentation», est aussi connu que redouté. Son bar se trouve à Kamenge, un quartier de Bujumbura qui a fait figure de bastion de la rébellion hutue pendant la longue guerre civile ayant ensanglanté le pays à partir de 1993.
Or le président actuel, comme Adolphe, est justement issu des rangs de cette rébellion hutue. Et le bar d’Adolphe est l’un des lieux favoris des cadres du parti au pouvoir et des proches du gouvernement.
Certains y amènent une nouvelle conquête pour la faire frissonner devant le petit bassin vaseux où un crocodile gît, trop grand pour se mouvoir. Peu pressé de rencontrer les journalistes occidentaux, le maître des lieux y fait pourtant régulièrement son apparition, laissant de côté les uniformes militaires ou les cravates pour un look de star du hip-hop : large bermuda, baskets et casquette épinglée d’une croix égyptienne bling-bling.
«Il a beaucoup de petites amies», révèle une jolie jeune femme, bustier noir en dentelle et pantalon moulant, qui fréquente souvent les lieux. «Tout le monde connaît sa réputation de monstre. Mais, en privé, à condition de ne pas le provoquer, il est plutôt sympathique», ajoute-t-elle, tout en confessant : «On a le sentiment de fréquenter le diable.»
Suspicion et déni
A l’entrée du bar d’Adolphe s’impose un grand aigle de pierre aux ailes écartées, encadré par des militaires de la garde présidentielle, kalachnikov à l'épaule, qui scrutent les visages inconnus. Suspicion et déni se mêlent ici, comme les ingrédients écœurants d’un cocktail trop sucré. «Regardez, le pays est en paix ! Les troubles n’ont lieu que dans une toute petite partie de la capitale», dit Claude Nkurunziza (sans parenté avec le Président), directeur de la radio Rema FM, proche du parti au pouvoir. «Il faut revenir le week-end, insiste-t-il. Vous aimez danser ?»
Pendant la guerre civile, Adolphe Nshimirimana était un héros dans les rues de Kamenge. Ses faits d’armes au «maquis» lui ont valu de grimper les échelons jusqu’au sommet de l'état-major de la branche armée du mouvement rebelle hutu CNDD-FDD, transformé en parti politique en 2003, avant de prendre le pouvoir. «C’est un homme aimable, qui a toujours le mot pour rire», affirme un employé des services secrets.
Sauf lorsqu’il n’a plus envie de rire. Exécutions extrajudiciaires, tortures, enlèvements, intimidations, le général Adolphe est cité dans plusieurs affaires sales. Dont le meurtre violent, le 7 septembre 2014, de trois religieuses italiennes dans leur couvent. A Kamenge justement. «Il est très difficile de prouver l’implication directe d’Adolphe. Mais son nom revient souvent et depuis des années, dans les témoignages. Il serait particulièrement vicieux dans sa traque des opposants», souligne Carina Tertsakian, de l’organisation Human Rights Watch.
Fin 2014, Adolphe est soudain déchu de sa position à la tête des services de renseignement. Une mise au placard de façade, qui permet au président Nkurunziza de donner des gages à la communauté internationale et de ressouder le parti après les critiques émises contre Adolphe Nshimirimana et le général Alain-Guillaume Bunyoni, chef de la police, lui aussi limogé. Mais dans les faits, les deux faucons sont restés en première ligne. Et Adolphe, devenu conseiller à la présidence, a joué un rôle essentiel pour contrer la tentative de coup d’Etat du 14 mai, lorsqu’un quarteron de militaires opposés au «coup d’Etat électoral» de Pierre Nkurunziza a tenté de le mettre hors jeu avant de rendre les armes en moins de quarante-huit heures. Adolphe aurait coordonné la contre-offensive des forces loyalistes.
«Il fait partie d’une clique d’officiers supérieurs qui tire les ficelles du pays, affirme un journaliste, qui préfère garder l’anonymat pour sa sécurité. Ils ne sont pas adeptes du compromis mais de la brutalité pour soumettre ceux qui se mettent sur leur chemin.» L'âme et le fonctionnement du CNDD-FDD restent ancrés dans la culture de la rébellion. «Les généraux ne tiennent pas les rênes du pouvoir politique, nuance l’historienne française Christine Deslaurier. Mais aucune décision n’est prise sans qu’ils soient dans la confidence. Les relations personnelles construites dans le maquis restent très importantes.» Reste qu’au sein même du parti au pouvoir, la volonté d’imposer une nouvelle candidature du Président n’est pas vue d’un bon œil par tous. «En privé, beaucoup critiquent Nkurunziza. Mais ils ont peur de parler publiquement», confie un diplomate européen.
Dans le quartier du cabaret d’Adolphe, à Kamenge, la vie suit son cours. Les manifestations qui ont enflammé la capitale du Burundi depuis fin avril n’ont pas atteint les ruelles de terre bordées de petits commerces de ce quartier populaire. Et nombreux sont les habitants de Kamenge à soutenir encore le président Nkurunziza.
Le long de la rue principale, une dizaine de jeunes hommes sont affairés à peindre une petite maison qui doit servir de nouveau local pour l’association d’anciens combattants qu’ils ont créée. A la mention de Pierre Nkurunziza, les regards s'éclairent, admiratifs. «C’est un homme très courageux et juste. Dans le maquis, nous le surnommions « Muhuzu », le réconciliateur, parce qu’il avait le don de résoudre les problèmes», dit l’un d’entre eux, tee-shirt noir délavé et baskets aux pieds, qui a rejoint la rébellion en 1997, quand il avait 17 ans. A cause d’une blessure à la jambe, il n’a pas pu être intégré dans l’armée ou la police, après avoir rendu les armes. Depuis, il vivote de petits boulots. «La vie n’est pas facile. Mais le gouvernement fait ce qu’il peut, soutient-il. J’ai rejoint le CNDD-FDD quand j'étais encore un adolescent. Je ne vais pas cesser de les soutenir maintenant.»
C’est sur ces désœuvrés que s’appuierait le parti au pouvoir pour faire taire les voix discordantes. Ils forment le noyau dur des Imbonerakure, la Ligue des jeunes du parti, qui comprend beaucoup d’anciens rebelles démobilisés, surtout actifs dans les campagnes. Qualifiés de «miliciens» par les Nations unies, ils sont accusés de terroriser tous ceux qui osent critiquer la décision de Nkurunziza de briguer un nouveau mandat. «Tous les habitants de Kamenge ne soutiennent pas le CNDD-FDD. C’est à cause de la mauvaise gouvernance que le pays est toujours aussi pauvre et qu’il n’y a pas de travail. Mais ici, il vaut mieux ne pas le dire trop fort, lâche Fiston, 25 ans, étudiant en informatique du quartier. Tout le monde se connaît. Comme je ne suis pas membre du parti au pouvoir, je ne sors pas la nuit, afin de ne pas croiser les Imbonerakure qui patrouillent.»
Vivre en paix
Il évite également de se rendre dans les quartiers où se tiennent les manifestations. «Là-bas, on me soupçonnerait d'être un Imbonerakure, justement parce que je viens de Kamenge.» Le week-end, Fiston vient jouer au football au centre des jeunes et rêve d'«étudier à l'étranger». Comme l’immense majorité des Burundais, lassés par des décennies de violences, il aspire surtout à vivre en paix, Mais la paix est fragile dans ce petit pays d’Afrique de l’Est. Jusqu’où peuvent aller les durs du régime pour imposer le troisième mandat et conserver leurs privilèges ?
Selon un rapport de l’ONG International Crisis Group, le général Adolphe aurait déclaré, lors d’une réunion d’anciens combattants du CNDD-FDD, qu’il faudrait lui «passer d’abord sur le corps» avant de renoncer à une nouvelle présidence de Nkurunziza. Les violences liées à la crise politique ont fait au moins une quarantaine de morts depuis avril. La police tire à balles réelles sur les manifestants. Des centaines de personnes ont été blessées et le chef d’un parti politique d’opposition a été assassiné mi-mai. Mais dans le cabaret d’Adolphe, on continue de danser.