Un après-midi de mai 2006, Udomsak Wattanaworachaiwathin, un vendeur ambulant de livres âgé de 57 ans, profite d’une manifestation pro-royaliste et opposée au gouvernement de l’époque, pour étaler ses volumes écornés sur une table pliante. Mal lui en prend. En avril dernier, une cour d’appel à Bangkok l’a condamné à deux ans de prison pour lèse-majesté, un crime puni avec une extrême sévérité en Thaïlande où le roi Bhumibol Adulaydej, 87 ans, est l’objet d’un culte quasi-divin.
Le crime d'Udomsak ? Parmi les livres mis en vente figuraient deux exemplaires du Disque du diable, une enquête sur la mort mystérieuse en 1946 du roi Ananda Mahidol, frère aîné du roi actuel, retrouvé avec une balle dans la tête dans sa chambre. Les juges ont estimé que plusieurs «théories» développées dans ce livre écrit en 1964 par Rayne Kruger, un Sud-Africain, «avaient pour intention de diffamer le roi actuel». D'où, ont-ils conclu, la responsabilité pénale du vendeur, même s'il a plaidé qu'il ignorait le contenu du livre.
Le verdict peut paraître absurde, mais il s’inscrit dans une longue suite de jugements similaires. En mars dernier, un homme d’affaires a été frappé d’une peine de vingt-cinq ans de prison pour cinq commentaires jugés insultants pour le roi écrits sur sa page Facebook. Quelques jours plutôt, un retraité avait été condamné à un an et six mois de prison pour avoir griffonné des propos jugés diffamatoires envers la famille royale sur les murs des toilettes d’un centre commercial.
«Le crime de lèse-majesté n'est pas nouveau. Ce qui l'est, c'est qu'il n'est plus utilisé seulement lors des règlements de comptes entre groupes de l'élite, et touche désormais le simple citoyen», indique David Streckfuss, auteur d'un livre sur le crime de lèse-majesté en Thaïlande.
La Constitution française à la rescousse de la junte
L'utilisation abusive de cette loi moyenâgeuse constitue l'aspect le plus saillant d'une dérive autocratique qui n'a fait que s'amplifier dans le royaume depuis le coup d'Etat du 22 mai 2014. Lorsque la loi martiale a été levée, sous forte pression internationale, le 1er avril, la junte a immédiatement appliqué une clause de la Constitution provisoire qui donne un pouvoir quasi-illimité à son leader et Premier ministre, le général Prayuth Chan-ocha, «sans supervision des pouvoirs judiciaire, exécutif et législatif». Les décrets de cet officier colérique et au discours parfois peu cohérent sont «automatiquement légaux et constitutionnels».
Curieusement, les juristes à la solde de la junte ont justifié l'emploi de cet article en expliquant qu'il s'inspirait de l'article 16 de la Constitution française de 1958. Ils ont toutefois omis une précision essentielle : l'article 16 permet à un président élu – et non à un général putschiste – «d'exercer les mesures requises par les circonstances» quand le «fonctionnement régulier des institutions est interrompu».
Prayuth Chan-ocha, qui dit n'avoir renversé le gouvernement élu de Yingluck Shinawatra que contraint et forcé pour sauver «l'unité du pays», jouit visiblement de ce qu'il appelle son «pouvoir absolu». Et certains semblent déjà se résigner à voir un général, lui ou un autre, continuer à diriger le pays pour les deux ou trois ans à venir.
«Cette Constitution est une prison»
Fin avril, les leaders des principaux partis politiques ont estimé qu’il valait encore mieux rester sous la coupe des militaires plutôt que d’organiser des élections, début 2016, dans le cadre de la Constitution en train d’être finalisée.
Le document, qui doit être approuvé ou rejeté par une Assemblée de réforme nommée par les militaires, permet à un Premier ministre non élu de diriger le pays et diminue l'influence des partis politiques au profit des bureaucrates et des militaires. Il établit aussi des assemblées en charge de contrôler le «comportement éthique» des politiciens et de dicter le contenu des politiques gouvernementales.
«Toutes les innovations de cette Constitution sont conservatrices. C'est un projet rédigé avec la pensée que les politiciens sont mauvais, qu'on ne peut pas leur faire confiance et qu'il n'y a que les membres des assemblées (nommées par les militaires) qui peuvent continuer à faire des réformes», estime Gothom Arya, directeur du Centre de recherches pour l'établissement de la paix.
De son côté, Chaturon Chaisang, ancien ministre du gouvernement renversé, a écrit sur sa page Facebook : «Cette Constitution n'est pas un hôpital (pour le système politique), mais une prison. Elle est tout simplement antidémocratique. Elle ne donne pas le pouvoir au peuple, mais établit une sorte de dictature permanente.»