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Libération
Récit

En Irak, l’Etat islamique mène le blitzkrieg automobile

Le monde arabe en ébullitiondossier
L’organisation terroriste utilise de plus en plus souvent des véhicules bourrés de TNT afin de s’emparer de positions adverses, obligeant ses adversaires à revoir leur stratégie.
Les camions, munis d'un blindage artisanal, chargés d'explosifs et conduits par des kamikazes, ont notamment permis à l'Etat islamique de prendre Ramadi. (Capture écran d'une vidéo YouTube)
publié le 11 juin 2015 à 19h56

L’Etat islamique (EI) n’a pas d’aviation de guerre, mais les camions remplissent ce rôle. Camions-citernes, camions bennes, camions civils ou militaires, semi-remorques, Humvees blindés américains pris à l’armée irakienne, autobus (les uns antiques, les autres flambant neufs), bulldozers et engins de chantier, sans oublier toutes les familles possibles de pick-up, ils contribuent à remodeler les champs de bataille d’Irak et de Syrie. Bourrés jusqu’à la gueule de TNT et impossible à stopper, ils font plus que semer la terreur. Ils incarnent l’effroi. Avec au volant des cavaliers kamikazes, ces destriers motorisés et cuirassés sont l’avant-garde d’une apocalypse promise dans ses textes par l’EI. Une apocalypse qui coïncide avec sa prophétie de l’ultime bataille - supposée se dérouler dans la petite localité de Dabiq (nord de la Syrie) - et qui témoigne de l’adéquation parfaite de la machine de guerre de l’organisation jihadiste avec son message.

Lors de son passage à Paris, le 2 juin, le Premier ministre irakien, Haïdar al-Abadi, a comparé l'impact de ces camions de l'enfer à «une petite bombe nucléaire». Même les avions, a-t-il assuré lors d'une conférence de presse, ne peuvent les arrêter, a fortiori les mitrailleuses 12,7 et certains lance-roquettes RPG-7 en dotation dans l'armée irakienne. D'où la décision de Washington d'envoyer en Irak 2 000 lance-roquettes antichars AT4 pour aider les soldats irakiens à bloquer les camions de l'EI.

Dans la terminologie militaire, ils ont désormais un nom : suicide vehicle-borne improvised explosive device (engin explosif improvisé placé dans des véhicules-suicides). Mais on les désigne surtout par leurs initiales : SVBIED. Cité par une agence, Andrew Terrill, professeur à l'US Army's Strategic Studies Institute, souligne que «c'est peut-être la première fois que les SVBIED sont utilisés comme partie intégrante d'une bataille au Moyen-Orient», à propos de celle de Ramadi, la capitale de la grande province (sunnite) d'Al-Anbar.

«Mad max»

C'est la chute de cette ville, le 17 mai, qui a vraiment démontré que l'irruption des «camions-bombes» changeait le cours des batailles. Jusqu'alors, Ramadi, attaquée depuis plus d'un an, tenait bon face aux jihadistes. En faisant exploser une trentaine de ces SVBIED sur les positions de l'armée irakienne, les islamistes ont complètement bouleversé le rapport de forces largement favorable à l'armée irakienne, dont les effectifs étaient beaucoup plus nombreux. Ils ont provoqué la fuite de régiments entiers, qui ont abandonné armes et uniformes, et suscité la colère du secrétaire américain à la Défense, Ashton Carter, qui les a accusés de n'avoir manifesté «aucune volonté de se battre».

En fait, la stratégie de l’EI rappelle beaucoup celle suivie par l’armée américaine pendant l’invasion de l’Irak, en mars-avril 2003. Lorsqu’elle butait sur une position adverse difficile à prendre, elle faisait appel à son aviation qui l’anéantissait aussitôt. La méthode de l’EI consiste à remplacer les aéronefs par les camions-bombes : en guise de pilote prend place un kamikaze qui, au volant d’un véhicule piégé, fonce en direction des lignes ennemies et déclenche l’explosion lorsqu’il les franchit. Les experts estiment que la puissance de la déflagration d’un camion-suicide est supérieure à une bombe d’une demi-tonne larguée par un avion de combat.

Les poids lourds piégés, renforcés avec des armatures en acier, semblent sortis du film Mad Max : l'avant du véhicule est protégé par une épaisse plaque de métal munie d'une étroite ouverture au niveau du visage du conducteur. Il est barré d'une bannière noire avec l'invocation «Il n'y a de dieu que Dieu». Pour le détruire, le tireur se doit de faire preuve d'un grand courage : il lui faut faire face avec un lance-roquettes au monstre d'acier qui fonce sur lui.

A Ramadi, la tactique de l’EI s’est avérée plus élaborée : pour éviter d’être repérés, les jihadistes venus en renfort se sont déplacés, début mai, dans des berlines banalisées et non avec leurs habituels pick-up Toyota, trop voyants. Le 5 mai, ils ont lancé une attaque à partir des faubourgs qu’ils contrôlent depuis décembre 2013 en direction du centre-ville. Les combats ont duré plusieurs jours, en particulier sur les ponts au-dessus de l’Euphrate. Mais les hélicoptères irakiens et la «division dorée», une unité d’élite, ont pu repousser les combattants islamistes. Le 13 mai, les snipers de l’Etat islamique sont alors entrés en action, prenant pour cibles les postes de l’armée et de la police irakienne.

Le jour suivant, c'est un bulldozer blindé qui est parti à l'assaut des lignes gouvernementales, nettoyant gabions et sacs de sable. La route ainsi dégagée, six SVBIED ont été lâchés comme une meute sur les positions loyalistes. «C'était la dévastation totale, tout simplement horrible, des explosions gigantesques qui ont démoli des immeubles entiers», a raconté un responsable américain au Wall Street Journal (WSJ), qui a relaté comment s'est déroulée la bataille de Ramadi.

Dans les soixante-douze heures qui suivirent, au moins vingt autres camions-suicides exploseront à leur tour, selon des officiers américains et irakiens, cités par le WSJ. Mais ce n'était pas fini ! Restait à conquérir le complexe gouvernemental, ce qui fut fait, le 17 mai, avec une autre vague de camions-bombes. Après la prise de la ville, six des kamikazes, ceux de la première vague, eurent droit à leurs photos affichées sur les murs. Selon le quotidien américain, tous étaient étrangers : un Britannique et cinq ressortissants d'autres pays arabes.

Napoléon

Ce n’est pas pour autant l’EI qui a inventé la tactique du camion-bombe. Il semblerait que sa lointaine origine soit… française et remonte à Napoléon qui, lors de l’attentat de la rue Saint-Nicaise en 1800, avait été visé par une charrette piégée. L’explosion avait épargné le futur empereur mais laissé 22 morts sur le pavé parisien, dont une fillette qui, en échange de quelques piécettes données par un conjuré, avait accepté de tenir par la bride le cheval attelé à la machine infernale. Pendant la guerre du Liban, les kamikazes étaient chiites et agissaient pour le compte de l’Iran et du Hezbollah. Le 23 octobre 1983, à Beyrouth, deux camions-suicides fracassèrent les barrages de protection pour exploser, l’un dans le casernement d’un bataillon de marines américains, tuant 241 soldats, l’autre contre l’immeuble Drakkar du détachement français de la force multinationale, causant la mort de 58 parachutistes.

Avec l’invasion américaine de l’Irak, en 2003, ils font leur retour, dans les rangs de la rébellion sunnite. Al-Qaeda pour la Mésopotamie, l’organisation qui donnera naissance à l’Etat islamique, les utilisera, y compris à Bagdad, contre des quartiers chiites, où ils provoqueront des hécatombes. Mais c’est lors du siège de la ville kurde de Kobané que l’EI commencera à les employer à grande échelle. Leur utilisation va obliger les Etats-Unis à revoir toute leur stratégie en Irak. Déjà, ils ont découvert que la puissance aérienne est à elle seule impuissante à vaincre les rebelles. A présent, les camions-bombes sont préparés dans des garages spécialisés, comme celui que la coalition internationale a détruit début juin à l’entrée de la ville de Hawija (au nord-est de Bagdad). Selon un colonel irakien cité par l’AFP, les jihadistes y préparaient notamment des Humvees blindés américains, dont des dizaines avaient été pris à l’armée irakienne lors de la prise de Mossoul, en juin 2014. La déflagration provoquée par l’explosion du site a été si violente qu’elle a été entendue jusqu’à Kirkourk, à 55 kilomètres de là.