Le PDG d'Orange, Stéphane Richard, n'a pas attendu longtemps pour aller à Canossa. Huit jours après s'être déclaré prêt à interrompre les relations commerciales avec son partenaire israélien, il est arrivé jeudi en Israël, en avion privé, pour se faire complaisamment filmer avec de jeunes innovateurs locaux et présenter ses excuses. Reçu vendredi par le Premier ministre, Benyamin Nétanyahou, il a confirmé : «[Orange] envisage de nouveaux investissements chez vous et ne participe pas au boycott.» Et a dit «[regretter] profondément l'impact» de ses déclarations, dû à des «malentendus et distorsions».
Affaire classée ? «OK, [Stéphane Richard] a fait marche arrière et Laurent Fabius a proclamé l'opposition de Paris à toute forme de boycott d'Israël, explique le chroniqueur Arad Nir. Mais la gaffe du patron d'Orange est intervenue quelques jours après la tentative palestinienne de faire expulser Israël de la Fifa. Du coup, son impact a été démultiplié. A son corps défendant, Stéphane Richard a fait prendre conscience aux Israéliens que le boycott n'est pas une simple vue de l'esprit. Qu'il pourrait se concrétiser si l'on ne remet pas rapidement sur la table la reprise du processus de paix.» Arad Nir poursuit : «Désormais, le mouvement Boycott, désinvestissement, sanctions est devenu un sujet d'intérêt majeur dans notre pays. Au point que le Président, Reuven Rivlin, le présente comme une menace existentielle.»
Derrière la ligne verte
Créé en 2005 en Cisjordanie par un conglomérat d'organisations civiles, Boycott, désinvestissement, sanctions (BDS) a pris le relais de la deuxième Intifada pour mettre fin à l'occupation israélienne par la «résistance populaire non violente». Sur le terrain, l'Autorité palestinienne (AP) organise régulièrement des campagnes de destruction de produits israéliens vendus dans les Territoires. Mais ces opérations de propagande dûment médiatisées ne durent jamais longtemps, puisque le marché cisjordanien est captif : sans fournitures israéliennes, les rayons des magasins seraient vides. Au fil du temps, relayé par des associations propalestiniennes à l'étranger, BDS s'est étendu aux cinq continents. Sans perturber l'économie israélienne, puisque les exportations vers les pays membres de l'OCDE n'ont pas cessé d'augmenter depuis dix ans.
Pourtant, BDS a remporté plusieurs victoires. Surtout sur les campus universitaires anglo-saxons, où des syndicats d’étudiants et des enseignants ont coupé toute relation avec leurs homologues israéliens. Mais également sur le terrain économique : fin 2014, le numéro 1 mondial des machines à gazéifier les boissons, Soda Stream, a fermé son usine de Mishor Adoumim, une colonie israélienne de Cisjordanie, suivi par plusieurs autres entreprises qui se sont repliées derrière la ligne verte, la limite de l’Etat hébreu avant la guerre des Six Jours (juin 1967). Il y a quinze jours, des informations filtrant du siège de Ahava, une grande marque israélienne de produits de beauté, laissaient entendre que cette entreprise franchirait également le pas dans les prochaines semaines.
Boycott, désinvestissement, sanctions regroupe 171 organisations, y compris juives progressistes et israéliennes d’extrême gauche. Mais ce conglomérat hétéroclite ne prêche que les convaincus et le vrai danger pour l’Etat hébreu se trouve ailleurs : dans le fait que l’opinion mondiale, fatiguée de voir les gouvernements successifs poursuivre la colonisation, décide de passer aux sanctions.
«éviter les emmerdes»
«L'Union européenne envisage d'imposer le marquage des produits provenant des territoires occupés, une mesure déjà appliquée par certains pays, constate le député travailliste Nahman Shaï. Cela ne signifie pas que la commercialisation de ces marchandises serait interdite, mais la présence du logo, considéré comme infâmant, pourrait inciter les consommateurs à s'abstenir de les acheter.» Autre crainte relevée par l'élu : «Dans le même ordre d'idées, des grandes banques, des fonds de pension importants, des compagnies d'assurance pourraient décider de ne plus traiter avec Israël parce que c'est dans l'air du temps, qu'une partie de leurs clients le souhaite, et que ça fait "éthique".»
A Jérusalem, où le ministre des Questions stratégiques, Gilad Erdan, coordonne une cellule interministérielle chargée de centraliser les informations relatives aux organisations «délégitimant» l’Etat hébreu, les experts sont moins inquiets des manifestations tonitruantes de BDS que du «boycott silencieux», une forme de rejet non déclaré qui pousse des gens non politisés à ne plus acheter israélien.
«BDS peut continuer à baver, ça ne me dérange pas. Mais le "boycott silencieux", c'est ça qui fait mal», confirme Avner, qui ne souhaite pas donner son vrai nom. Ce quinquagénaire produit des légumes en Cisjordanie avec son épouse, ses quatre enfants et une dizaine d'ouvriers palestiniens. «Désormais, de plus en plus de clients européens me disent qu'ils n'ont rien contre moi mais que l'occupation les dérange. Ils préfèrent s'abstenir de commander pour éviter les emmerdes avec leur clientèle. "Bon, tu es compétitif, mais moi, je fais du business, pas de la politique. Je ne veux pas entrer dans tes histoires", m'a dit l'un d'eux en début de semaine.»
Même son de cloche chez ce grossiste en vins qui reconnaît avoir du mal à fourguer son pinard depuis la guerre de l'été 2014. «Aux Etats-Unis, ça va. Mais en Europe, on en bave, lâche-t-il. J'ai tout subi : un distributeur allemand m'a même demandé s'il y avait du sang palestinien dans mon vin avant de me raccrocher au nez. Plus récemment, un Français a répondu à mon mail en envoyant une photo de bébés palestiniens tués à Gaza. Celui-là a au moins pris la peine de se manifester. La plupart de mes prospects européens ont coupé le contact.»
Longtemps, le gouvernement a pris cela de haut. Il n'y voyait qu'un problème de hasbara, un terme hébraïque signifiant «explication» et «propagande», une simple question d'image à rectifier à coups d'éléments de langage. Mais ces derniers mois, le pouvoir a changé son fusil d'épaule en présentant BDS comme un nouvel avatar de l'antisémitisme traditionnel. Un phénomène confirmant qu'en fin de compte, «le monde entier est contre nous».
«C'est tellement caricatural que ça en devient pathétique !» assène Haïm Horon, un ancien ténor de la gauche retiré dans son kibboutz depuis 2011. «Si l'on trouve des antisémites au sein du BDS comme partout ailleurs, et que certaines des organisations reliées à ce mouvement rêvent tout haut de voir Israël rayé de la carte, on ne peut éternellement feindre de croire que ça se résume à cela. Les velléités de boycott sont aussi alimentées par le dogmatisme de la droite nationaliste au pouvoir et par le développement de la colonisation.»
Marquage des produits
Lorsqu’il était ministre des Finances en 2013, Yaïr Lapid, aujourd’hui député et leader du parti centriste d’opposition Yesh Atid, a fait réaliser une étude sur le coût d’un boycott pour l’économie. Selon ce document confidentiel de 22 pages rédigé par la direction des relations internationales de son ministère, le marquage des produits fabriqués dans les colonies pourrait faire perdre 300 millions de dollars (267 millions d’euros) par an à l’économie israélienne.
En revanche, si des mesures plus sérieuses devaient être prises par la communauté internationale, comme l’abolition des accords commerciaux entre Israël et l’UE (premier marché de l’Etat hébreu devant les Etats-Unis et l’Asie), le dommage pourrait atteindre 4 à 5 milliards de dollars par an, provoquer le licenciement immédiat d’au moins 9 800 personnes et l’effondrement du cours du shekel. Une catastrophe majeure pour un pays de 8 millions d’habitants.
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