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Libération
Reportage

Au Sri Lanka : «On peut sentir une odeur d'essence dans l'eau»

Près de Jaffna, les habitants accusent une centrale électrique au diesel de polluer leurs nappes phréatiques. La justice a ordonné sa fermeture temporaire.
Une paysanne tamoule près de Jaffna, à 400 km au nord de Colombo. Dans le nord du Sri Lanka, la plus grande part de l'électricité est issue du diesel. (Photo Dinuka Liyanawatte. Reuters)
publié le 14 juin 2015 à 11h43

Devaraja avance d’un pas énervé vers son grand champ de piments, où s’alignent une centaine de plants frêles qui montent à hauteur de hanches. Cet homme au visage fin orné d’une petite paire de lunettes secoue la tête, inlassablement.

«Regardez, ces feuilles sont endommagées ! Il n’y a rien sur les branches. Je ne sais même pas si nous aurons une récolte à vendre cette année. Nous allons sûrement devoir tout détruire.»

Cet ancien comptable de la banlieue de Jaffna, dans le nord du Sri Lanka, a toujours cultivé ses terres avec des plants de piments et de bananes. Auparavant par passion, aujourd’hui pour compléter une maigre retraite. Mais le cycle naturel a été perturbé dans cette région.

«Nos récoltes ont chuté de 80% en dix ans»,

estime Devaraja. Il nous mène derrière son champ, là où le puits descend, sur plusieurs mètres, jusqu’à la nappe phréatique. On remonte de l’eau, claire en apparence. Mais quelques taches irisées apparaissent à la surface.

«C’est de l’huile,

assure le paysan.

Ce n’est pas très clair car il vient de pleuvoir. D’habitude, on peut même sentir une odeur d’essence.» 

Sur plusieurs kilomètres carrés, dans cette localité de Chunnakam, située au nord de Jaffna, les autres agriculteurs et résidents émettent la même complainte. En 2012, une étude menée par un laboratoire public a montré que l’eau de six puits contenait des taux trop élevés en huiles et graisses (entre 2 et 13,6 mg/litre). La plupart se trouvent le long de la «route de la centrale électrique», qui porte bien son nom.

200 000 litres d’huile

Uthayan Kumar, un ancien ingénieur résidant dans cette zone, a mené le combat contre la Northern Power Systems Corporation, qui gère cette usine produisant de l'électricité à partir de diesel depuis 2009, année de la fin du long conflit entre l'armée et la guérilla des Tigres de libération de l'Eelam tamoul. «L'armée s'est alors déployée dans la région et a restreint l'accès de l'usine,» poursuit Kumar. Selon lui, l'usine aurait utilisé 200 000 litres d'huile depuis 2008, mais «personne ne sait comment ils s'en sont débarrassés. Nous pensons qu'ils ont injecté l'huile dans les nappes phréatiques, à environ 45 mètres de profondeur». Cette crainte a poussé la Haute Cour de Jaffna à ordonner, le 26 janvier, l'arrêt temporaire de la centrale.

Le directeur de l'entreprise MTD Walkers, propriétaire de l'usine, dément ces accusations : «Nous ne changeons pas cette huile, car elle coûte 5 dollars [à peine 4,50 euros, ndlr] par litre ! Nous avons recours à un processus de séparation pour la réutiliser. Nous ne relâchons aucun polluant dans les sols.»

L’origine de cette pollution pourrait être bien plus ancienne. Selon plusieurs sources, une autre centrale électrique au diesel de cette localité de Chunnakam, gérée par l’opérateur public Bureau électrique du Ceylan, a été endommagée pendant la guerre, entraînant une importante fuite d’huile. Cela aurait créé une flaque de la taille d’un lac qui aurait été recouverte de terres en 2012. Les produits toxiques, eux, continueraient à s’écouler dans la nappe phréatique.

«Aucun moyen d’aspirer les eaux polluées de la nappe phréatique»

Ce drame écologique rappelle à certains égards celui de Bhopal, en Inde. Dans les années 80, l’entreprise américaine Union Carbide avait en effet entreposé les déchets chimiques de cette usine de production de gaz sur un terrain adjacent. Trente ans après la terrible fuite de gaz, qui a fait plusieurs milliers de morts en quelques heures, et la fermeture de la fabrique, les produits ont contaminé les nappes phréatiques sur environ 3 kilomètres alentour, entraînant maladies et déformations chez les enfants. Et cette terre polluée n’a toujours pas été retirée, faute de moyens pour la retraiter.

Un défi similaire devrait se poser dans cette région longtemps oubliée du Sri Lanka : «Il n'y a aucun moyen d'aspirer les eaux polluées de la nappe phréatique», explique Hemanth Withanage, le directeur du Centre pour la justice environnementale, une ONG basée à Colombo, la capitale sri-lankaise. «Selon les rapports que j'ai pu lire, c'est l'ancienne centrale publique qui en serait responsable, conclut le militant écologiste. C'est donc à l'Etat de lancer les opérations de nettoyage de la zone pour éviter l'aggravation de la pollution. Et, en attendant, il doit fournir de l'eau saine aux habitants pour boire et se laver. L'accès à l'eau a été reconnu comme un droit fondamental par l'ONU, et les résidents peuvent donc poursuivre le gouvernement en justice s'il ne leur en fournit pas.»