Trois ans après sa première visite à Alger, François Hollande retourne pour quelques heures dans le pays, à l'invitation du président Bouteflika. «Un coup de pouce diplomatique au régime, mais pas aux Algériens», commente un chercheur français. Avec un baril de pétrole très bas et des comptes qui se dégradent, le pays continue en effet de consommer frénétiquement et puise dangereusement dans ses réserves en devises. Il s'enfonce par paliers dans une crise majeure qui pourrait, à moyen terme, déstabiliser par effet dominos ses proches voisins. Or, selon un universitaire, «Paris est en première ligne et sera touché par l'effet de souffle» d'une possible déflagration économico-sociale.
Un journaliste à Alger résume : «Hollande se rend dans un pays qui est en train de suicider. On ne connaît pas l'heure, mais on sait que le pays roule à tombeau ouvert vers le précipice. Il y a juste une inconnue : sa profondeur.» Les éléments constitutifs d'un scénario catastrophe semblent réunis (lire page 4).Depuis quinze ans, on annonce en Algérie le renouveau de l'économie productive «et on ne le fait pas quand on a les moyens avec un baril à 150 dollars [le baril est descendu aujourd'hui à 60 dollars, ndlr]. Il semble très improbable qu'on arrive à développer quelque chose de viable et de juste alors que les réserves baissent très rapidement», explique Thomas Serres, docteur en sciences politiques à l'université Jean-Monnet de Saint-Etienne, spécialiste du pouvoir algérien. Et de poursuivre : «Le timing est trop court pour entreprendre des réformes, d'autant qu'il n'y a pas de capital politique pour les appliquer. En fait, c'est sûrement trop tard.»
Mâchoires. Joint à Boumerdès, à proximité d'Alger, l'écrivain Boualem Sansal se montre particulièrement inquiet des conséquences sociales de cette dégringolade économique annoncée : «Les solidarités familiales amortiront comme d'habitude la crise, enfin, du moins dans un premier temps. Mais se pose toujours la question de la libéralisation de l'économie, et cela renvoie à l'inconscient collectif algérien. Privatiser, dans cet inconscient, c'est vendre aux chrétiens, aux juifs, la terre de nos martyrs. C'est impensable pour le régime. Donc on ne fait rien.» Boualem Sansal rappelle que cela fait vingt ans qu'il est question de desserrer les mâchoires de l'Etat sur l'économie. «Mais pour cela, il faudrait une administration compétente. Or c'est une structure défaillante sur laquelle on ne peut imaginer une libéralisation de l'économie. En 1994, il y a une tentative qui a duré six mois. Puis les prédateurs, des gens proches du pouvoir, sont arrivés. On en rediscute aujourd'hui, mais bien tardivement. Des cercles cherchent désormais à se placer dans la succession de Bouteflika, ils se neutralisent les uns les autres, et rien ne bouge.»
Pays des merveilles. Dans ce contexte, l'entourage de Hollande assure qu'à Alger, il ne sera pas question «de contrats», mais de la sécurité au Sahel. Avec un Abdelaziz Bouteflika, certes affaibli par la maladie, mais encore «vif intellectuellement», avance-t-on. Pierre Vermeren, professeur à Paris-I, spécialiste du Maghreb, pointe le problème de l'absence d'interlocuteurs identifiés : «Il y a un système algérien qui n'est pas piloté. Un système sans visage. Mais en clair, on discute avec qui, et de quoi ? Sur le plan intérieur, il n'y a aucun progrès en Algérie.»
Pierre Vermeren et beaucoup de chercheurs français s'accordent pourtant sur une chose : «Le pays est un facteur de stabilisation à l'extérieur. Il protège la Tunisie en empêchant le chaos libyen de proliférer. A ce titre, la Tunisie ne peut tenir sans la protection algérienne.»
Mohammed Hachemaoui, docteur de Sciences-Po Paris, est enseignant-chercheur à l'université Paris-VIII. Ses travaux portent sur l'autoritarisme, le clientélisme politique, la corruption et les changements de régime dans le monde arabe. Son constat est radical : «Bouteflika, c'est la reine dans Alice au pays des merveilles. Elle décide qu'il faut couper une tête. Mais cette tête a-t-elle été coupée ? On ne sait pas. Et qui a exécuté l'ordre ? On ne sait toujours pas. C'est l'Etat profond qui décide, un Etat incarné par les services de renseignement qui savent, eux, si la tête a été coupée, ou non, et par qui.» Hachemaoui a développé le concept d'«Etat profond» et celui «de narration». Voilà ce qu'il dit : «Il ne faut pas perdre de vue que la narration, ce sont les services de renseignement qui l'écrivent, à la virgule près.» Ainsi, à le suivre, le «raïs» ne serait là que pour donner «une silhouette» au récit. Toujours selon Hachemaoui, «le modèle» ne serait pas réformable «car c'est d'abord un modèle politique. Il s'agit d'une rationalité politique mise en place à l'époque par [le président] Boumédiène pour acheter la paix sociale et affirmer son autoritarisme. La rente n'a qu'une fonction : faire tourner la machine clientéliste.» Voilà Hachemaoui lancé : «Comment réformer un système quand il n'existe pas une administration solide, une justice souveraine, une véritable fiscalité et lorsqu'on nomme des gens à des postes clés uniquement sur leurs fidélités et pas sur les compétences ? Le capitalisme de copinage n'est rien sans la rente.» Mais si les fruits de la rente disparaissent «à échéance de deux ans», quel serait le scénario ? «On ne pourrait plus arroser les innombrables contestations à travers le pays et alors on peut imaginer le pire», souligne un journaliste à Alger.
Pourtant, quelques projets industriels ont été entrepris, comme l'usine Renault à Oran. «On peut se féliciter du lancement de nouvelles usines d'assemblage d'automobiles ou de machines à laver, dit Hachemaoui. Mais demain, s'il n'y a plus d'argent dans les ménages, qui va acheter ces machines fabriquées en Algérie ? Les vendre à l'export ? C'est une blague !»
«Paternalisme». François Hollande, en huit heures sur place, ne verra pas grand-chose «d'un pays endormi et, à bien des égards, aussi peu ouvert que ne l'était l'Albanie à une époque. Un pays encore frappé par le souvenir les années noires [1991-2002, ndlr]. Un pays passif», lâche Boualem Sansal. «Mais ce qui m'inquiète le plus, au-delà d'une catastrophe économique qui se profile, c'est le tournant d'un islam totalement rétrograde, parfois presque moyenâgeux, pris par certaines classes aisées nées juste après l'indépendance.» Une professeure d'université jointe à Oran fait ce constat : «Les gens ne sont pas inquiets, le litre d'essence est à 20 dinars [18 centimes d'euros], l'eau est quasi gratuite, l'électricité ne coûte rien. Il n'y a pas le feu, c'est ce que j'entends, alors que tous les voyants sont rouge sang !» Pour cette universitaire, «personne ne voit les dangers imminents arriver. Il sera bientôt trop tard».
Le pays s'étourdit, à quelques jours du début du ramadan, dans un consumérisme compulsif : «Tout le monde se ment, sur la situation réelle, sur les chiffres, sur l'image renvoyée, souligne Boualem Sansal. J'entends : "on a de l'argent, on a la paix, on est respectés des Français, des Américains". La population fait confiance à Bouteflika en se doutant bien que la situation est plus compliquée qu'avant. Il y a presque un regard de compassion jeté sur le Président.» Un fonctionnaire de la capitale commente : «La majorité des gens disent de Bouteflika : "Il faut le laisser, il a beaucoup donné et fait pour le pays."» Pour Boualemn Sansal, l'Algérie regarde le chef de l'Etat «comme un fils observe son vieux père. J'interprète cela comme un besoin de paternalisme.»
Reste que la prise de conscience «du naufrage qui se profile» n'a pas eu lieu. Selon lui, il y aurait une raison majeure à cette surdité alors que l'orage gronde : «Le discours sur l'économie est un discours de clerc. Interrogez les gens sur le cours du brut ou sur les barils exportés, 95% de la population n'en a pas la moindre idée. Puis, quand l'heure sera grave, deux ou trois discours très nationalistes emporteront l'adhésion du pays, avec toujours l'accusation de la fameuse "main de l'étranger"… la France, et donc l'Occident, ou le voisin marocain.»