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Libération
Interview

Thomas Serres : «Le régime algérien ne pourra plus acheter la paix sociale»

Le monde arabe en ébullitiondossier
Selon ce spécialiste de l’Algérie, malgré des tentatives de libéralisation «par petites touches», désormais, «le timing est trop court pour entreprendre des réformes».
Bouteflika en 2014.
publié le 14 juin 2015 à 19h46

Docteur en sciences politiques à l’université Jean-Monnet de Saint-Etienne, Thomas Serres, spécialiste de l’Algérie, dresse un tableau politique et économique du pays.

Peut-on parler d’un régime sans visage ?

L’Algérie est constante depuis plusieurs décennies : elle renvoie l’image d’un régime fragmenté, accordant une grande place aux services de sécurité et aux technocrates, avec un leadership politique contesté, un déficit de légitimité et des orientations politiques souvent erratiques. Cela se voit au niveau économique, où on retrouve ces contradictions. Le statu quo, qui est la priorité, passe par le maintien des équilibres en utilisant la rente jusqu’au bout. Dans le même temps, on a depuis trois décennies cette volonté de faire bifurquer l’économie vers un modèle libéral, avec des entreprises compétitives sans être systématiquement soutenues par les subventions, et des services publics constamment rabotés.

Comment peut encore fonctionner un modèle rentier à bout de souffle ?

Il faut savoir que depuis vingt-cinq ans, le système continue lentement d'évoluer, tant du point de vue économique que politique. Ça n'est jamais une révolution et ce n'est jamais une grande réforme totalement contrôlée par le FMI de bout en bout, malgré un plan d'ajustement structurel [en 1994, ndlr]. Tout cela se fait par petites touches. Sur le système économique, on a un infléchissement en cours. On voit trois pôles qui poussent en faveur de la libéralisation : le milieu des affaires, le gouvernement, et une partie de l'intelligentsia.

Quel est le poids de ces pôles libéraux ?

Le premier signe de ce virage, c'est le rapprochement récent de l'Assemblée populaire nationale [le Parlement] et du Forum des chefs d'entreprise. Ce dernier est devenu un partenaire crucial du gouvernement et de la dernière campagne de Bouteflika, notamment à travers son nouveau président, Ali Haddad [qui s'est largement enrichi grâce aux commandes publiques, ndlr]. Certains membres du gouvernement, comme les ministres du Commerce [Amara Benyounès] et des Finances [Abderrahmane Benkhalfa] sont en outre sur cette ligne. Le premier déclare par exemple vouloir s'attaquer au secteur informel. Bien sûr, il s'agit aussi de belles paroles. C'est également une rente pour une partie de l'Etat d'avoir ce secteur informel, qui doit bien être protégé. Abderrahmane Benkhalfa, en revanche, est vraiment un libéral convaincu et sa nomination lors du dernier remaniement ministériel, en mai, témoigne de la volonté de réformer l'économie nationale, notamment en poussant en faveur d'une bancarisation et d'une financiarisation. Il y a toujours eu, dans les gouvernements de Bouteflika, cette tendance au libéralisme économique. Or, pour la première fois, les libéraux sont dans une position de force à cause de la baisse des cours des hydrocarbures. Mais l'état de santé du Président et la fragmentation du régime font que cette nouvelle orientation ne s'impose pas de manière tranchée. Donc ça reste dans un entre-deux. Enfin, un troisième pôle pousse à ces réformes : c'est l'intelligentsia universitaire et médiatique, souvent formée à l'étranger, qui se retrouve dans un discours libéral à la fois politiquement et économiquement.

Ces pôles peuvent-ils encore peser pour un virage alors que les comptes se dégradent ?

En face, il y a des groupes, dans l’Etat et à sa marge, qui tirent profit de la rente. Il y a aussi des syndicats qui défendent un droit du travail assez favorable au travailleur. Il y a surtout une population qui est habituée à un Etat redistributeur. Il ne faut pas oublier que les révolutionnaires ont promis l’égalité et la dignité au peuple au moment de la décolonisation. C’est la base du contrat social algérien. Dans la mesure où le sentiment d’injustice est déjà très fort actuellement, il sera très difficile de remettre en question les formes de redistribution en implantant un modèle dérégulé. L’opposition à la libéralisation économique est partagée au-delà du régime. Il faudrait donc pouvoir développer une économie productive qui puisse, à terme, se substituer à la rente, sans pour autant déréguler et saper le contrat social. Or, avec des réserves qui baissent très rapidement, le timing est trop court pour entreprendre des réformes.

Qu’est-ce ce qui va se passer ?

Je ne suis pas voyant, mais on peut penser qu’à terme, le régime ne sera plus en mesure d’acheter la paix sociale. Or c’est, avec la peur du retour de la décennie noire, son principal moyen pour obtenir une obéissance minimale. Comme il n’est pas capable de produire de la légitimité ou une vision politique cohérente, il achète la paix sociale parce qu’il est sous la pression constante de la rue, des travailleurs, des marges mobilisées. Le régime n’a pas d’autre choix pour garantir les bénéfices de ses membres.

Un scénario catastrophe se dessine-t-il ?

Je pense qu'il faut essayer de se dégager d'une vision catastrophiste, celle qui verrait se rejouer les années 90 ou pire : un scénario à la syrienne. Par ailleurs, les mobilisations des chômeurs à In Salah contre le gaz de schiste [en début d'année] montrent qu'il y a des gens honnêtes et responsables dans ce pays, qui rejettent toute forme de violence, qui veulent juste le respect et la dignité. Il y a aussi un esprit national très présent, qui cohabite certes avec des revendications régionalistes, mais les deux peuvent s'accorder.

Avant de penser au pire, et de calibrer la politique française en se disant que le régime est le seul garant contre le chaos qui menace, il faut garder à l’esprit que l’Algérie actuelle, c’est «l’équilibre de l’instabilité», selon la formule d’Isabelle Werenfels. Le discours sécuritaire du régime algérien est aussi une forme de chantage exercé en direction des Européens et surtout des Algériens : «Attention, sans nous, ça pourrait être encore pire car les voyants sont tous au rouge.» Ça marche bien, puisque le chaos, la guerre civile sont omniprésents dans les pensées de beaucoup d’Algériens. Et ceux qui entretiennent cette situation sont aussi ceux qui prétendent protéger leur peuple et leurs voisins.