A Sloviansk, ville située dans le Donbass, à quelques kilomètres de la ligne de front, les conseils municipaux ont rarement été aussi mouvementés que ceux qui se sont tenus fin mai. Car le maire, Oleg Zontov, a décidé de faire voter l'application d'une loi tout juste promulguée par le président ukrainien, Petro Porochenko. Cette «loi de condamnation des régimes totalitaires communistes et nazis», votée le 9 avril par le Parlement ukrainien, prohibe toute apologie du nazisme et du communisme. Vendre des souvenirs communistes ou même chanter l'Internationale sont des choses désormais proscrites en Ukraine. Les contrevenants risquent en principe jusqu'à cinq ans de prison pour les particuliers et dix ans pour les membres d'une organisation. Le législateur ne s'est pas préoccupé de savoir s'il risquait ainsi d'accentuer le fossé culturel entre l'ouest de l'Ukraine et l'est russophone, haut lieu de l'industrialisation soviétique des années 30 à 50, où la nostalgie est omniprésente…
Militants communistes. Le maire de Sloviansk appartient au Bloc Porochenko, l'alliance du président ukrainien, et il a décidé d'appliquer cette nouvelle loi à sa façon, en s'en prenant à la statue de Lénine qui trône devant sa mairie. En Ukraine, la loi n'a pas encore été appliquée mais des débats ont déjà lieu pour changer le nom de villes et villages ukrainiens aux origines communistes. Ainsi Dnipropetrovsk (du nom de Grigoriy Petrovskiy, célèbre révolutionnaire communiste) pourrait être rapidement renommée.
A Sloviansk, lors du conseil municipal du 29 avril, un vote sur la question du «démontage du monument V.I. Lénine situé place de la Révolution d'octobre» était inscrit à l'ordre du jour. Mais «la séance a été suspendue et le vote reporté», explique Edouard Torskiy, journaliste au Slaviansk Delovoy, lorsque «des militants communistes ont interrompu la séance en menaçant l'audience d'un retour des séparatistes s'ils s'en prenaient aux symboles soviétiques».
L’an dernier, la cité, saisie par les séparatistes prorusses au terme d’une action commando menée de main de maître par Igor Guirkine, un ancien officier russe répondant au doux surnom de Strelkov («le Tireur»), fut même l’épicentre de la guerre. L’homme, qui devait brièvement devenir ministre de la Défense de l’autoproclamée république de Donetsk, captura de nombreux otages (dont des journalistes et des membres de l’OSCE). La ville changea de main en juin 2014 au prix d’une pluie de bombes. Mais la tension est toujours présente en ville comme entre élus, car le maire pro-Kiev est en minorité dans son conseil municipal.
Les élus sont sensiblement les mêmes qu'avant la guerre. La majorité appartient au Parti des régions, celui de Viktor Ianoukovitch, l'ex-président qui a fui le pays après la révolution de Maidan, et aux communistes. Les prochaines élections municipales devraient avoir lieu en octobre. On voyait déjà, aux derniers jours d'avril, que le Lénine géant trônant sur la place de la mairie avait souffert, partiellement recouvert de peinture rose et affublé d'un drapeau ukrainien en foulard. Sur son socle, des affiches expliquant «comment reconnaître un séparatiste» : des conseils destinés à déterminer si son voisin a des tendances séparatistes, suivis du numéro de téléphone des services de renseignement ukrainiens.
Les groupes nationalistes locaux ont, dans un premier temps, joué le jeu en acceptant de laisser le conseil municipal décider de l’avenir de la statue. Depuis le début de la guerre, et bien avant le vote de la loi de «décommunisation», plus d’une centaine de statues de Lénine ont subi des déboulonnages sauvages en pleine nuit dans tout le pays.
Le 27 mai, donc, un nouveau conseil municipal est programmé. Le maire remet le sujet à l’ordre du jour. Tout ce que Sloviansk compte d’associations et de partis nationalistes est présent pour soutenir l’enlèvement de la statue et mettre la pression sur les élus. Les groupes nationalistes Svoboda et Secteur droit sont venus en masse : le nombre de militants nationalistes a explosé dans la région depuis le début de la guerre (même si le nombre de députés de ces deux partis ne s’élève qu’à 7 sur 450 au niveau national après les élections d’octobre 2014). A Sloviansk, ces militants sont frustrés de ne pas être représentés au conseil municipal et ne cessent de couper la parole au maire, au point d’en arriver aux mains, avant même que le sujet de la statue ne soit abordé.
«Points de vue». Après avoir interrompu la séance, le maire lance le débat redouté. «Je suis responsable de la vie politique de notre cité, les points de vue sont nombreux dans notre conseil. Pour trouver des compromis, nous devons discuter tous ensemble et prendre une décision aujourd'hui.» Afin d'apaiser le climat, il a proposé de déplacer la statue, de la vendre aux enchères ou de la placer dans un musée et non de la détruire, comme le souhaitent les nationalistes présents.
Des soldats en treillis, militants de Secteur droit, ont pris position à côté des membres du conseil municipal. Le débat démarre en trombe lorsque, dans le public, un homme lance : «J'ai en main une lettre signée par 4 000 habitants, les gens sont contre la destruction de la statue car c'est leur histoire, c'est leur jeunesse. Vous devez écouter les opinions de vos concitoyens.»
Brouhaha. La polémique contribue à creuser le fossé entre la jeune génération tournée vers l'Europe et celle, souvent nostalgique, qui a connu l'URSS. Un débat risqué dans l'est du pays - cette nostalgie est le terreau du mouvement séparatiste - mais unique en Ukraine. Des militants se déclarant «patriotes» crient : «Honte à vous ! Gloire à l'Ukraine ! Gloire aux héros !» Le conseil est de nouveau interrompu. «C'est Lénine qui a commencé le processus de destruction de l'Ukraine, il a amené la famine dès 1922, puis il a mis en place un violent processus de collectivisation, il a créé cette idéologie qui a tué des millions de gens», lance un jeune militant. Un autre jeune homme crie aux élus : «Vous êtes des provocateurs ! Nous sommes des descendants de gens assassinés par cet homme, nous allons faire disparaître cette statue. Maintenant, c'est à vous de décider si on la détruit ou si on la déplace, c'est le choix que l'on vous laisse.»
Mais les élus s'empressent de voter contre l'organisation même d'un vote. Le brouhaha et les bousculades reprennent, des exclamations «séparatistes !» fusent, suivies de «honte à vous !». Le maire abrège la séance. «Nous avons six mois pour régler ce problème, rendez-vous au prochain conseil», lance-t-il sous les cris.
Dans la salle, des militants exhibent une affiche «Sloviansk sans Lénine». Tamara, élue d'opposition, quitte la salle sous les insultes des jeunes militants nationalistes. Elle ne décolère pas : «Notre maire ne fait rien pour la ville, il suggère juste de tout détruire, il a trouvé 50 personnes qui le soutiennent mais, nous, nous avons récolté 4 500 signatures contre la destruction de la statue. Même si Lénine n'était pas quelqu'un de bien, il fait partie de notre histoire et on n'efface pas l'histoire comme ça.»
Mais le débat a été tranché par la minorité agissante. Mercredi 3 juin au petit matin, contre toute attente, des militants de Secteur droit ont déboulonné la statue.