«En Erythrée, ta vie ne t’appartient pas, c’est le gouvernement qui la contrôle», lâche Samuel, 32 ans. En 2008, il a fui ce pays qui l’a vu naître mais où le régime totalitaire a, depuis, éliminé tout semblant de liberté. Samuel a eu la chance d’aller à l’université, après avoir fait le service militaire obligatoire. Il y a étudié la psychologie et appris l’anglais. Et c’est justement là que sa vie a basculé, le jour où il a osé s’opposer au gouvernement. Lors d’une conférence, il a déclaré aux membres de l’administration : «Les étudiants ont besoin d’être libres afin que leur créativité s’épanouisse.» Pour lui, ils ne devraient pas être surveillés par des militaires, mais encadrés par des civils. «Quand je suis rentré chez moi, le soir, les militaires sont venus me chercher et m’ont mis en prison», raconte-t-il. Il y est resté quatre mois : «Il n’y a pas eu de procès. Ils sont juste venus me demander si je comprenais pourquoi j’étais en prison. Je leur ai dit “non”. Ils m’ont alors expliqué que ce que j’avais déclaré à l’université signifiait que j’avais des liens avec les militants antigouvernement. Je n’ai rien pu dire.» Après avoir été relâché, Samuel quitte le pays pour rejoindre un camp de réfugiés en Ethiopie, d’où il passera au Soudan, en Libye, en Italie, en Angleterre, puis en France.
Un fervent maoïste à la tête de l’état
«L'Erythrée est l'un des seuls pays au monde à avoir un régime totalitaire, avec le Turkménistan et la Corée du Nord», explique Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, chargé de mission «affaires transversales et sécurité» au Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du Quai-d'Orsay, et coauteur d'Erythrée, un naufrage totalitaire (1). D'où le surnom de «Corée du Nord de l'Afrique» souvent attribué à ce pays de l'Est africain, que l'immense Ethiopie coince contre la mer Rouge.
Issayas Afeworki, appelé par tous «Issayas», a pris la tête du pays, après l'avoir mené à l'indépendance en 1993. Légende de la lutte armée du Front populaire de libération de l'Erythrée (FPLE), formé à la guérilla en Chine, Issayas est un fervent maoïste. Mais en 2001, la figure populaire s'est transformée en tyran, a fermé les frontières du pays, interdit les entreprises non étatiques, les médias et éliminé ses opposants.
Seule différence avec le régime nord-coréen, Issayas n'entretient pas de culte de la personnalité. Il a construit son autoritarisme sur la suprématie de l'identité érythréenne, sa force militaire populaire qui a vaincu l'Ethiopie en 1991. Aujourd'hui, l'Erythrée a basculé dans le camp des Etats voyous. Le dernier rapport du conseil des droits de l'homme des Nations unies, publié le 8 juin, dénonce «des violations des droits de l'homme systématiques et étendues», perpétrées par le pouvoir politique, et peut-être des crimes contre l'humanité. Arrestations arbitraires, détentions, tortures, disparitions et exécutions sans procès… Le gouvernement maintient ainsi un climat de peur et de suspicion au quotidien.
Marqué par cette culture de la paranoïa, Samuel, réfugié au bois Dormoy, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, fuit à tout prix les caméras qui circulent dans les allées du jardin. Sa peur : se faire repérer par des agents du gouvernement érythréen, et qu'ils s'en prennent à sa famille restée là-bas. «Le gouvernement force les gens à espionner leurs voisins, leur famille. Si tu ne le fais pas, ils t'envoient en prison, relate le jeune homme. Tu ne peux faire confiance à personne. Ils ont des espions partout.» Par l'intimidation et le harcèlement, le gouvernement a réussi à créer un réseau d'indicateurs étendu jusque dans la diaspora. En Erythrée, il utilise même le système de coupons permettant l'accès aux produits des magasins d'Etat pour récolter des informations sur les citoyens. Le rapport du conseil des droits de l'homme observe une autocensure des habitants qui ne savent plus comment se comporter de peur d'être arrêtés, parce que leurs voisins les auraient dénoncés.
Chaque mois, 5 000 personnes quittent l'Erythrée, selon les Nations unies. Pour Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, ces chiffres sont sous-estimés, car ils ne prennent en compte que les Erythréens inscrits dans les camps de réfugiés, en Ethiopie et au Soudan. Or beaucoup ne s'enregistrent pas pour ne pas être repérés par le gouvernement, et poursuivre leur périple vers le nord. «Le régime est tenu par des vétérans de la lutte révolutionnaire, explique Vilmer. Ils ont démantelé les universités, empêché la reproduction des élites. Ils ne réalisaient pas alors que ça allait tuer le régime.»
Opprimée, affamée, la jeunesse érythréenne, qui n'a pas connu la lutte armée, ne croit plus dans l'idéologie rabâchée par le gouvernement. Comme Samuel, ils sont nombreux à aller chercher une vie meilleure de l'autre côté de la frontière, dans les camps de réfugiés de l'ennemi voisin. Un désaveu symptomatique de l'échec de ce «totalitarisme failli», comme le décrit le chercheur du Quai-d'Orsay.
«En Erythrée, la vie c'est faire des allers-retours en prison. Dans les camps de réfugiés, on vit beaucoup mieux. Ce n'est pas comparable», affirme Osman, allongé sur une bâche, à même le sol, sous les arbres du bois Dormoy. Le jeune homme a quitté l'Erythrée à 25 ans, pour fuir le service militaire. Un système que le président Issayas a créé pour contrôler la jeunesse tentée par la fuite. Débutant à la fin du lycée, il ne doit officiellement durer qu'un an et six mois. En réalité, les jeunes sont enrôlés pour une durée illimitée. «Dans les camps militaires, nous n'avons pas assez de nourriture, d'eau pour survivre, relate Osman, qui y est resté pendant trois ans avant de s'échapper. Pendant les dix-huit premiers mois, nous ne sommes payés que l'équivalent de 6 euros par mois, et après, 16 euros. Ce n'est pas assez pour survivre et aider notre famille.»
Les camps militaires sont installés au milieu du désert, comme à l'époque de la lutte armée contre l'Ethiopie. Les militaires, enrôlés de force, vivent dans des conditions précaires, sont démotivés, facilement corruptibles par les passeurs. Ils s'entraînent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. «Je suis resté deux ans sans repos. Il n'y a que la troisième année où j'ai eu la chance d'avoir un mois de répit.» Osman sort son téléphone portable de sa poche. Il y fait défiler des dessins illustrant les tortures que les agents de l'Etat font subir aux conscrits. Ces dessins lui ont été envoyés par un militant des droits de l'homme. On y voit des personnes pendues par les bras à des arbres, d'autres, par terre, dénudées et contorsionnées à l'aide de cordes. Osman affirme avoir souffert de tels traitements. Il montre une photo. Deux colonnes de militaires, l'uniforme avachi, encadrent une route poussiéreuse. «Ils enrôlent maintenant des hommes de 50, 60 ans, des enfants, des femmes», se révolte l'Erythréen de 33 ans.
Depuis quelques années, les conditions de vie empirent. «Le régime est dans une fuite en avant, explique Jean-Baptiste Jeangène Vilmer. Il sait qu'il va bientôt s'effondrer, il essaie maintenant de contenir le départ de la population.» Mais l'Etat n'a pas les moyens financiers et technologiques pour maintenir son autorité sur le peuple. Contrairement à la Corée du Nord, il n'a pas l'arme atomique, ses frontières sont poreuses, difficiles à garder en raison de sa situation géographique, de l'instabilité des pays voisins (Soudan, Ethiopie) et de la démotivation de ses troupes.
La diaspora, principale source de revenus
L’exode n’est pas nouveau. Mais après l’indépendance, au début des années 90, seules les élites intellectuelles et économiques partaient du pays. Des départs qui arrangeaient bien le pouvoir, les élites laissant derrière elles les classes populaires, moins éduquées, plus faciles à manipuler. La diaspora, qui représente 30 à 50% de la population érythréenne mondiale, est une des principales sources de revenus pour le pays. Le gouvernement a, en plus, imposé une taxe aux ressortissants érythréens, en échange des services consulaires. Mais depuis quelques années, le profil des fuyards a changé, les classes les plus pauvres de la société envoient leurs enfants hors du pays. Hussein est l’incarnation de ce phénomène. Il mourait de faim dans son village proche d’Asmara, la capitale, démuni au point de ne plus pouvoir se vêtir.
Partir n'était plus un choix, mais une question de survie. A 18 ans, avec 1 000 dollars en poche (moins de 900 euros) donnés par ses proches, il s'enfuit, échappant au service militaire, laissant derrière lui trois sœurs, trois frères, et le souvenir de ses parents disparus. Comme beaucoup, il a trouvé refuge au Soudan. Première étape d'un voyage de plusieurs années qui le fera traverser, souvent à pied, la Libye, la Méditerranée puis l'Italie. Samuel, Osman et Hussein ont été évacués du bois Dormoy le 11 juin, pour être éparpillés en région parisienne. Samuel, qui rêvait de devenir psychologue se dit maintenant «dévasté par la situation en Europe». Les sévices subis en Erythrée, puis son périple de sept ans en Europe l'ont épuisé. Il a perdu toute ambition : «Ce que je veux maintenant, c'est obtenir des papiers, et pouvoir travailler comme une personne normale. Mais je n'ai plus rien dans mes poches, même pas un stylo.»
(1) PUF, 2015, 224 pp., 21 euros.