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Libération
Interview

François Durpaire : «Il n’y a pas eu de recrudescence des "hate crimes"»

Pour l’historien, la tuerie de Charleston témoigne de la persistance du racisme dans l’Amérique post-Obama.
publié le 18 juin 2015 à 20h06

Historien spécialiste des Etats-Unis et militant pour l’égalité interethnique, François Durpaire estime que le drame, survenu dans une église méthodiste, ne témoigne pas d’une hausse des crimes haineux mais de la frilosité des politiques américains sur les questions raciales.

Est ce qu’il y a une montée du racisme aux Etats-Unis ?

Depuis les émeutes de Ferguson, pendant l'été 2014, on a pu voir les médias accorder une très grande couverture aux crimes raciaux et montrant des policiers maltraitant ou tuant des citoyens noirs. Il faudrait remonter à 1963 pour voir de telles images. Mais si on étudie la situation d'un point de vue sociologique, le bilan est plus nuancé. Depuis vingt ans, il n'y a pas eu de recrudescence du nombre de hate crimes, [crimes haineux], aux Etats-Unis. Au contraire, on observe plutôt une baisse de ces crimes. Mais il y a aussi cette évidente réalité que le racisme n'a pas été éradiqué, contrairement à ce que laissait penser l'état de grâce qui a émergé après l'élection de Barack Obama, en 2008. Lui-même, dans son discours d'investiture de janvier 2009, présentait son élection comme l'aboutissement du combat des Civil Rights [droits civiques] et de la cause afro-américaine. Une grande partie de l'élite politique l'a suivi. Mais le pays a rapidement déchanté et cet état de grâce fut éphémère.

N’est-ce pas un signe de l’échec de la politique de Barack Obama ?

Pour qu’il y ait échec, il faudrait déjà qu’il y ait une politique. Or Obama, dès sa campagne, avait annoncé qu’il ne ferait pas de politique différenciée en fonction des communautés ethniques. Je pense que si on lui demandait, il dirait que sa politique qui a le plus permis d’améliorer la situation de la communauté noire est la réforme «obamacare». Il a mis en place un système de santé généralisé, et c’est la population afro-américaine qui en bénéficie le plus. Il a préféré traiter la question de la discrimination raciale par le biais social.

Et Obama n'est pas le seul. Depuis 20 ans, l'Etat fédéral américain se désengage de ces questions. Dans les années 1950 et 1960, il était un appui essentiel du mouvement des Civil Rights. En 1964 et 1965, le gouvernement a mis en place des politiques historiques d'affirmative action, pour promouvoir l'égalité des droits pour les minorités longtemps opprimées. Depuis cette époque, Washington n'agit plus sur les questions interraciales. L'émergence d'une élite noire intellectuelle, politique, artistique, a laissé penser que le racisme avait quasiment disparu. Et en effet, les crimes haineux ont fortement diminué et les groupes extrémistes, comme le Ku Klux Klan, ont été marginalisés. Mais ils existent encore et continuent de diffuser des messages de haine, appelant même au crime.

Malgré les multiples assassinats racistes des derniers mois, cette question ne semble pas émerger comme une problématique majeure de la campagne présidentielle, pour les élections de 2016. Pourquoi ?

Pour l’instant, cette question n’a pas été beaucoup évoquée, mais Hillary Clinton et Jeb Bush, qui sont présentés comme les deux candidats favoris, ont réagi rapidement en envoyant, sur Twitter, des messages de soutien aux familles des victimes. Hillary Clinton connaissait bien Clementa Pinckney, le pasteur de l’église Emanuel de Charleston, depuis longtemps membre du Sénat de Caroline du Sud, qui est une des victimes de la fusillade. Elle va sûrement présenter des propositions sur ce thème pendant sa campagne. De son côté, Jeb Bush vient d’annuler une visite à Charleston. Mais il sera sûrement aussi obligé de prendre position sur la question interraciale dans les mois à venir.

Y a-t-il une signification particulière au fait que cette fusillade ait eu lieu dans une église ?

Oui, c’est très important. Ce n’est pas n’importe quelle église. L’Emanuel African Methodist Episcopal Church est un symbole de la liberté des Noirs. Elle a été fondée en 1816 par des esclaves méthodistes pour rompre avec la domination blanche. Elle a été un lieu capital pendant la lutte pour les droits civiques. En 1962, Martin Luther King y faisait un discours où il évoquait, pour la première fois, son «rêve» qui sera au centre de son discours du 28 août 1963, lors de la marche à Washington. Il appelait déjà à donner le droit de vote aux Noirs. Ainsi, même si ce tireur de 21 ans ne connaissait sûrement pas toute l’histoire de cette église, pour la communauté locale, c’est une attaque directe à leurs libertés. Le souvenir des attaques du Ku Klux Klan, qui avait lancé des bombes incendiaires sur l’église, ressurgit dans les mémoires de ceux qui ont vécu cette époque. C’est un traumatisme porté par toute cette congrégation méthodiste.