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Libération
Reportage

Les migrants dans le piège des Balkans

Depuis janvier, près de 57 000 réfugiés ont traversé la Macédoine pour atteindre l’Union européenne. Ils doivent éviter aussi bien les autorités que les nombreux réseaux criminels.
Près de la frontière gréco-macédonienne, le 17 juin. Privés de transports en commun, des milliers de migrants traversent la Macédoine en vélo. (Photo Ognen Teofilovski. Reuters)
publié le 25 juin 2015 à 19h26

«Nous roulions en voiture, mon ami, mon fils de 6 ans et moi.» Ahmed est un sunnite d'Irak. Il a quitté son pays il y a un an, au début du ramadan, quand sa ville, Mossoul, est tombée aux mains de l'Etat islamique. «Mon fils était sur la banquette arrière, mon ami au volant. Deux balles ont fait exploser sa tête. Du sang et de la cervelle ont giclé sur mon fils.» Ahmed espère rejoindre Helsinki (Finlande), où il compte faire venir sa famille et soigner son enfant devenu «autiste».

Après avoir quitté l'Irak, il a pris le bateau à Izmir, en Turquie, avec un groupe de réfugiés. Destination, la Grèce. «A Evzoni, avant la Macédoine, un Soudanais nous a donné rendez-vous dans une pizzeria. Il nous a dit d'aller tout au nord, à Vaksince, où nous serions accueillis dans une maison. Le deal : 800 euros pour traverser la frontière serbe, cachés dans un camion. Au final, j'ai dû payer une rançon de 1 200 euros. Il y avait des familles d'Afghans, de Nigériens, de Soudanais… Des types armés de kalachnikovs nous surveillaient. Ceux qui n'avaient pas d'argent étaient battus jusqu'à ce que leur famille leur transfère la somme exigée via Western Union.»

Près de 3 000 personnes par jour

La Macédoine est connue sous le nom de «Mafiadonia» parmi les migrants, pour ses réseaux criminels qui kidnappent et rackettent les étrangers. Des histoires circulent : des Afghans, Bangladais, Marocains liés à la mafia locale dépouillent les petits groupes de voyageurs qui pénètrent dans la vallée du Vardar après avoir franchi la frontière avec la Grèce. Le 11 juin, la police a investi la «maison de l'horreur» à Vaksince. Ce hameau stratégique pour la contrebande a fait la une des médias : quatre Albanais de Macédoine et 128 migrants ont été arrêtés. Le «boss», un Afghan surnommé «Ali Baba» et installé dans le village depuis quelques années, a disparu dans la nature. «J'ai été enfermé une semaine, raconte Ahmed. La première chose qu'ils faisaient, c'était confisquer les chaussures. Quatre familles étaient entassées dans une pièce de 20 m². Deux Syriens d'Alep avaient les jambes et les côtes fracturées.»

Le 12 juin, l'ONU s'est déclarée «préoccupée par les risques croissants» rencontrés par les migrants qui empruntent la «route des Balkans de l'Ouest». Entre 2012 et 2014, le nombre de demandeurs d'asile dans la région a bondi de 5 000 à 20 000, soit une augmentation de 300 %. Depuis janvier, près de 57 000 migrants (dont 60 % de Syriens) ont transité par la Macédoine en direction de la Serbie, puis de la Hongrie et des pays de l'UE. Selon les estimations de Médecins sans frontières, 2 000 à 3 000 personnes passent tous les jours à travers la Macédoine. Une situation critique, «exigeant un soutien continu et des efforts conjoints avec l'UE, les gouvernements nationaux et les ONG», affirme le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR).

Vers l’Allemagne, vers la liberté

«Nous marchions la nuit, nous dormions le jour.» Depuis plus de trois mois, cette institutrice syrienne est sur la route avec son mari palestinien et leurs quatre filles. «Les policiers macédoniens nous ont refoulés neuf fois en Grèce, témoigne-t-elle. Ils m'ont frappée, ils ont matraqué mon mari, donné des coups de pied à mes enfants et fini par nous jeter en prison», probablement au centre de détention surpeuplé de Gazi Baba, dans l'agglomération de Skopje. «Quand ils nous ont relâchés, nous nous sommes cachés vingt jours dans la forêt. Nous avons bu l'eau de la rivière et mangé de l'herbe pour survivre. Heureusement, il nous restait un peu de sel et de poivre…» Cette famille a rejoint un groupe de migrants le long de la voie ferrée qui traverse le pays du sud au nord. «Il y avait beaucoup d'enfants et d'adultes blessés. Des hommes boîtaient et crachaient du sang.»

Sur le quai de la gare de Negotino, à 40 kilomètres au nord de la frontière grecque, des jeunes gens arrivent en clopinant avec leurs bagages, espérant attraper le train de Belgrade (Serbie) de 17 h 27. Abdul, 32 ans, d'Alep, avance au milieu des rails. Aux pieds, il ne porte qu'une paire de tongs. Acteur professionnel et père d'un enfant de 6 mois, il a décidé de partir vers l'Allemagne, «vers la liberté». «En Syrie, si tu ne te laisses pas pousser la barbe, on te coupe la tête», dit-il. Son voyage a duré un mois et lui a coûté 1 500 euros, trois fois plus que le prix d'un billet d'avion. Quand le convoi entre en gare et que les portières des wagons s'ouvrent, des policiers en uniforme surgissent. Interdiction d'embarquer. Faute de pouvoir prendre le train, le bus ou le taxi, les plus «fortunés» se rabattent sur le vélo. Tous les jours, des milliers de cyclistes, dont des femmes voilées, parcourent en zigzagant les 150 kilomètres d'autoroute Gevgelija-Kumanovo sous un soleil de plomb. Ils achètent leur bicyclette made in China une centaine d'euros, qu'ils revendent pour une poignée de denars macédoniens à l'arrivée, ou bien qu'ils abandonnent dans les champs qui surplombent le poste de Tabanovce, à quelques centaines de mètres de la frontière serbe.

«Des migrants, j'en ai vu des mille et des cents», raconte Lenche Sdravkin, qui habite une ruelle que borde la voie ferrée à Vélès, dans le centre du pays. Dans le couloir, au rez-de-chaussée de son immeuble, des stocks de vêtements, de chaussures, de pansements, de vivres et de bouteilles d'eau s'empilent. «Des dons de citoyens, dit-elle en souriant. Il y a des jours où je reçois 300 à 400 migrants. Hier, ils sont venus jusqu'à 2 heures du matin.» Au-dessus de la porte d'entrée, cette ancienne employée de la télévision locale a affiché l'agrandissement d'un passeport : Jehab Al-Masalmeh, né le 21 février 1966 à Daraa en Syrie. L'homme a disparu voilà bientôt un mois du côté de Thessalonique, en Grèce. Sa famille, parvenue en Allemagne, est sans nouvelle de lui. L'adresse de Lenche se propage sur les réseaux sociaux. «Il finira bien un jour par passer, assure-t-elle. Ou quelqu'un reconnaîtra sa photo…»

Une attestation de séjour de 72 heures

«Cet axe Athènes-Munich est le même que celui pris par les exilés grecs dans les années 60, rappelle un responsable régional de Médecins sans frontières. A l'époque, on écrivait des chansons sur la nostalgie du pays. La grande tristesse, aujourd'hui, c'est la route.» Le 24 avril, 14 migrants ont été tués dans un tunnel ferroviaire non loin de Vélès : 13 Afghans et un Somalien. D'après le témoignage des survivants, les deux groupes ont entendu des voix et cru qu'il s'agissait d'un gang criminel. Ils ont lancé des pierres pour se défendre. Le train n'a pas eu le temps de s'arrêter. Les morts ont été enterrés à quelques kilomètres de là, à Rastani, en rase campagne, dans une fosse commune du carré musulman. Vingt-huit migrants, dont des femmes et des enfants, ont déjà perdu la vie le long de cette ligne à voie unique, «probablement» percutés par un train, selon la police. Aucune autopsie n'a toutefois été ordonnée.

Le 18 juin, le gouvernement macédonien a décidé d’adopter des mesures pour tenter de juguler la crise. Skopje a donné son feu vert à des amendements de la loi sur le droit d’asile : les migrants se verront délivrer une attestation leur permettant de séjourner librement sur le territoire pour une durée de soixante-douze heures. Ils auront également - enfin - la possibilité d’utiliser les transports en commun. Mais un nouvel obstacle les attend. Le même jour, la Hongrie a décidé d’ériger un grillage de 175 km le long de sa frontière avec la Serbie. Un grillage de 4  mètres de haut, hérissé de barbelés.