Un seul drapeau flotte dans l’air étouffant de la colline de Gatete. Hissé au sommet d’un piquet de bois, frappé des couleurs nationales et d’un aigle noir triomphant, c’est celui du Conseil national pour la défense de la démocratie-Forces de défense de la démocratie (CNDD-FDD), le parti au pouvoir au Burundi depuis 2005. Sur la piste principale du village, le local de l’ancienne rébellion hutue est coincé entre de minuscules épiceries où on recharge son téléphone en buvant de la bière tiède. Un ampli grésillant hurle des chansons à la gloire de Pierre Nkurunziza, le président de la République, qui brigue un troisième mandat le 15 juillet.
A l’ombre des palmiers de Gatete, des paysans vont aux champs à pied, des enfants traînent devant des maisons en terre, d’autres poussent des vélos surchargés de bananes. La capitale n’est qu’à deux heures de route, mais ici on parle moins ouvertement de politique. Soudain, la pluie survient, frappe les toits de taule et couvre les chants de propagande pour une courte trêve.
Il y a quelques mois, un garçon surnommé Dundadunda («le frimeur» en kirundi) était venu habiter à Gatete. Il vivotait de petits boulots dans la pêche ou la récolte de l'huile de palme, les productions de cette région du sud bordée par le lac Tanganyika. On sait peu de chose de lui : que son prénom était Jean-Marie, qu'il venait de Makebuko, dans le centre du pays, qu'il avait autour de 17 ans et qu'il n'était pas allé à l'école. Un habitant raconte qu'il a été «enterré comme un pauvre», c'est-à-dire sans même un cercueil. Le matin du 13 avril, son cadavre roué de coups a été retrouvé dans un terrain vague.
Palmeraies. Selon la police locale, Dundadunda aurait été attrapé avec un sac rempli d'ustensiles de cuisine et frappé par des habitants excédés par ses vols récurrents. «Ce n'était pas un voleur, nuance un enseignant. Juste quelqu'un qui essayait de se débrouiller dans la vie.» Les rares témoins qui acceptent de parler, eux, accusent directement quatre hommes de la colline, ouvriers des palmeraies et membres des Imbonerakure, la jeunesse du CNDD-FDD. Le soir, ils auraient arrêté Dundadunda devant la permanence du parti, puis mené la foule pour le lyncher. Après l'intervention d'un militaire en permission, le garçon aurait été livré à la police puis relâché en sang, avant de mourir sur le chemin du centre de santé.
«Ils l'ont tué au vu et au su de tout le monde», s'indigne Blandine, qui tient un bar et a assisté à toute la scène. A sa suite, une jeune femme rejoint avec crainte l'arrière d'un bar fermé pour témoigner. Bélise a 29 ans, des mains qui en font trente de plus et un bébé à ses pieds. Accusée de revendre les assiettes volées par Dundadunda, elle aussi a fait les frais du «maintien de l'ordre» par les Imbonerakure. «Ils ont dit que les choses allaient continuer ainsi parce qu'ils avaient le pouvoir», raconte la jeune femme. «Ici, poursuit Blandine, tu es traité comme un moins que rien quand tu n'es pas Imbonerakure, et si tu t'opposes à eux, on te prend pour un fou.»
Il a beau sympathiser avec les Forces nationales de libération (FNL), le principal parti d'opposition, le chef de la colline ne sait pas trop où se mettre en nous voyant. Il dit qu'il doit d'abord en référer à son supérieur, l'administrateur de Rumonge, la commune de référence, qui au téléphone lui dit de ne pas parler de «l'affaire». A vrai dire, à Gatete comme à Rumonge, personne n'a l'air enchanté qu'on vienne poser des questions sur le sort de Dundadunda et sur les Imbonerakure. Leur chef local, instituteur, met l'assassinat sur le dos du militaire en permission et de «jeunes drogués comme il y en a partout dans les campagnes».
«Impunité». Officiellement, les Imbonerakure (littéralement «ceux qui voient loin») sont une ligue de jeunesse de parti politique créée après la signature des accords d'Arusha, en 2000. Accords qui ont mis fin à plus de dix ans de guerre civile. Reconnaissables à leur tee-shirt aussi blanc que leur casquette, les «officiels», âgés de 15 à 35 ans, font la clappe dans les meetings présidentiels, distribuent vivres ou vêtements dans les campagnes, traversent joyeusement la capitale en chantant «On va vous lessiver» à l'adresse des opposants. Plus difficiles à approcher, les «officieux» apparaissent dans les nombreuses affaires de violation des droits de l'homme qui ont émaillé les deux mandats de Pierre Nkurunziza. Depuis sa déclaration de candidature, fin avril, l'opposition les accuse d'épauler la police et les services de renseignement pour mâter les manifestations anti-troisième mandat à Bujumbura. «Etrangement, certains policiers ne portent pas de matricule, note Gérard Birantamije, spécialiste de la police burundaise. L'impunité est la règle pour les membres du parti, qui peuvent intégrer facilement les rangs de la police s'ils sont protégés à l'intérieur du système.»
La tension et les rumeurs aidant après deux mois de crise politique, certains d’entre eux ont été victimes de lynchages ; d’autres ont dû quitter leur quartier par crainte des représailles et gardent le silence. A l’inverse des nombreux caciques du régime qui ont abandonné le navire, rares sont ces hommes de main, souvent issus des campagnes, à pouvoir se payer le chemin de l’exil.
Plus puissants dans certains quartiers de Bujumbura que dans d’autres, notamment à Kamenge, le fief d’Adolphe Nshimirimana, l’ancien chef du renseignement, les Imbonerakure font partie du paysage dans l’intérieur du pays contrôlé par le CNDD-FDD. Ces jeunes gars des campagnes, parfois payés à la bière, ont le champ libre pour arrêter un voleur d’assiettes, fermer un cabaret, marquer la maison d’un opposant ou même contrôler qui tente de fuir vers la frontière.
En février, un document interne de l'ONU s'inquiétait de distributions d'armes à ceux que le Haut Commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, Zeid Ra'ad Al Hussein, a plusieurs fois qualifié de «milice». Après avoir révélé, en septembre 2014, que des militaires burundais entraînaient des Imbonerakure en République Démocratique du Congo (RDC), Pierre-Claver Mbonimpa, président de l'APRODH (Association burundaise pour la protection des droits humains et des personnes sétenues), fut emprisonné plus de quatre mois. «Les Imbonerakure sont souvent des combattants démobilisés qui ont gardé un comportement de rebelles», explique-t-il.
«Manipulations» Devant le siège du CNDD-FDD à Bujumbura, les mêmes amplis grésillant qu'à Gatete chantent la gloire du même président. Dans son bureau rempli de canapés en cuir, Denis Karera fulmine tout en souriant. Chemisette et mocassins crocodile, le jeune président des Imbonerakure récuse toutes ces «rumeurs» et «manipulations» des médias et de la société civile «à la solde de l'opposition».
Mais dans le quotidien des collines, les gros bras du CNDD-FDD «se mêlent de tout», résume un habitant de Gatete, l'air apeuré : «Les gens ne sont pas rassurés quand ils font la loi sans présence de la police, ou quand ils font des rondes nocturnes en prétextant la sécurité.» «Quelques-uns font de l'excès de zèle, mais en général, ils suivent les ordres du parti, explique Pierre-Claver Mbonimpa. Dans mon quartier, les Imbonerakure ne posent pas de problème parce qu'il y a beaucoup de militaires et d'intellectuels. Dans le quartier voisin, en revanche, je vois ces jeunes faire tabasser des gens en présence du chef de quartier. Ça dépend de leur relation avec les autorités locales.»
Le lendemain de la mort de Dundadunda, un Imbonerakure d'une trentaine d'années, nommé Kirangwa, a été arrêté à Gatete. Il a été libéré deux jours plus tard. Trois suspects ont disparu dans la nature et l'enquête en est au point mort. «Quand on parvient à faire une enquête, il y a toujours un chef du parti qui intervient pour libérer les Imbonerakure arrêtés», regrette d'un air lassé Germain Kibanda, représentant de l'APRODH à Rumonge.
Chaque soir, vers 22 heures, la musique du parti s’interrompt à Gatete. De jeunes hommes armés de bâtons apparaissent sur les pistes et dans les cabarets. La patrouille des Imbonerakure commence. Plus personne n’a, comme avant la fermeture des radios indépendantes par le gouvernement en mai, l’oreille collée au portable pour écouter le journal du soir.