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Libération
Reportage

Birmanie : les civils du Kokang pris entre deux feux

Depuis six mois, l’armée affronte une rébellion issue de la minorité chinoise dans cette région autonome. Un monastère de la ville de Lashio sert de refuge aux victimes.
Des réfugiés en provenance de Laukkai arrivent au monastère de Lashio, en février. (Photo Soe Zeya Tun. Reuters)
publié le 29 juin 2015 à 19h36

Elle ne sait pas encore où va naître le bébé. Peut-être sur les tapis râpés de ce monastère dont les fenêtres claquent, battues par le vent et la pluie, peut-être à l'hôpital de Lashio ou peut-être ailleurs. Pour l'instant, Mar Mar Soe, 40 ans, ne montre aucun signe d'inquiétude. «C'est beaucoup mieux ici qu'à Laukkai,avance la mère de famille, les mains posées sur son ventre arrondi.Il n'y a plus de docteurs là-bas.»

Dans le nord-est de la Birmanie, le monastère Mansu de Lashio héberge près de 200 réfugiés ayant fui les affrontements entre l’armée nationale, la Tatmadaw, et les rebelles de l’Armée nationale de l’alliance démocratique birmane (MNDAA), issus de la minorité ethnique chinoise. Depuis le 9 février, les deux camps se disputent le contrôle de la région autonome du Kokang, dans l’Etat Shan, à la frontière avec la Chine.

Dès les premiers coups de feu, Mar Mar Soe a quitté la capitale de la région, Laukkai, pour descendre avec les onze membres de sa famille jusqu’à Lashio, la grande ville la plus proche, à quatre heures de route. Depuis le début du conflit, le monastère Mansu a vu passer près de 20 000 réfugiés. Ils ont rejoint ce toit de fortune en voiture, à moto et même à pied. D’après les Nations unies, plus de 60 000 autres déplacés auraient franchi la frontière et rallié la Chine pour trouver refuge chez des proches ou dans des camps. Assise près de ses affaires, pile de sacs et de vêtements, Mar Mar Soe devait accoucher au mois de juin. Elle est persuadée que tout ira pour le mieux, fidèle à ses croyances bouddhistes : «Celui qui fait le bien récolte le bien.»

Cité multiethnique

Alors que les habitants du Kokang vivaient dans une relative tranquillité depuis six ans, le conflit entre l’armée nationale et les rebelles a ressurgi de façon brutale. En 2009, la junte militaire birmane avait étouffé la rébellion et contraint Peng Jiasheng, son chef, à l’exil. Son retour supposé serait à l’origine des nouveaux affrontements dans cette région de Birmanie où la population vit largement à l’heure chinoise. D’origine ethnique Han, la minorité Kokang utilise le yuan, la monnaie chinoise, et parle un dialecte pareil à celui du Yunnan voisin. La région, qui bénéficie du statut de «zone spéciale autonome», se trouve au carrefour de trafics transfrontaliers lucratifs : opium, bois, pierres précieuses…

Quelques jours après notre passage au monastère de Lashio, le gouvernement birman se félicitait publiquement de la signature d’un projet d’accord de cessez-le-feu avec seize groupes armés représentant des minorités ethniques. Néanmoins, la paix nationale est encore loin : plusieurs guérillas ont refusé de s’engager et, surtout, le conflit dans le Kokang se poursuit à l’écart de toute négociation. Les combats restent quasiment quotidiens et leurs remous n’épargnent pas Lashio.

Dans la nuit du 25 au 26 mars, une base de l’armée régulière a été attaquée au lance-roquettes sans faire de blessés, en pleine ville, un fait extrêmement rare. Depuis cet incident, la cité multiethnique de 130 000 habitants, cernée par les collines et les camions qui défilent entre la Birmanie et la Chine, vit sous surveillance policière renforcée. Mais devant les barrières mobiles dressées à l’entrée de la ville, les agents chargés de contrôler les véhicules sont vite dépassés par les nuées de bécanes qui ignorent consignes et gesticulations. Seuls les poids lourds sont véritablement fouillés. A la nuit tombée, des patrouilles sillonnent le centre-ville en pick-up. «Les gens de Lashio sont effrayés, ils ne savent pas ce qui va se passer», témoigne un guide, à l’affût de la moindre proie dans cette cité désertée par les touristes étrangers. Le jeune homme accompagne son propos d’un geste devenu commun dès qu’il s’agit d’évoquer l’actualité de la région, et mime une gâchette de pistolet avec le pouce et l’index.

Loi martiale

Les organisations humanitaires et les médias n’ont plus accès aux zones de combat. Le gouvernement a annoncé qu’une centaine de soldats avaient été tués, et bien plus côté Kokang. Des chiffres impossibles à vérifier. Seule certitude : c’est l’un des conflits les plus meurtriers depuis que le président réformateur Thein Sein a pris ses fonctions en 2011. L’armée nationale a déployé des moyens inédits, déclarant et renouvelant la loi martiale, lançant des raids aériens sur les positions des insurgés.

Ces manœuvres ont causé un contentieux diplomatique avec la Chine, après que des bombes ont été larguées par erreur de l’autre côté de la frontière, sur un champ de cannes à sucre du Yunnan, faisant cinq morts et huit blessés. Le gouvernement birman, qui a d’abord montré du doigt les rebelles, a fini par reconnaître sa responsabilité dans cet «incident malheureux» comme le qualifie le quotidien officiel du régime, Global New Light of Myanmar. Ce n’est pas la première fois que des civils sont ciblés par erreur. Peu après le début des combats, des véhicules de la Croix-Rouge birmane ont été mitraillés sans que les auteurs des tirs ne soient identifiés. Armée régulière et rebelles se renvoient la faute.

Aung Lin, 45 ans, chauffeur bénévole réfugié au monastère de Lashio, faisait partie du convoi attaqué. Il veut absolument partager le souvenir de cette fusillade dont les balles lui ont sifflé aux oreilles. L’homme raconte comment l’équipe de secours, accompagnée ce jour-là par des photoreporters, a sauté en hâte des camions pour se jeter dans le fossé, corps serrés les uns contre les autres. Le groupe a attendu quarante-cinq minutes avant de sortir à découvert et de réaliser qu’un des camarades avait été salement touché au ventre. Il est mort à l’hôpital des suites de ses blessures. Juste derrière Aung Lin, sa femme et sa fille écoutent le récit pour la énième fois.

Pillages

Régulièrement, l’armée birmane publie des communiqués optimistes, annonçant avoir conquis des «positions stratégiques» et autres «bastions» rebelles. La Tatmadaw a réinvesti Laukkai, la capitale régionale, et incite les réfugiés à rentrer chez eux, même si les combats se poursuivent. Aung Lin, le bénévole de la Croix-Rouge, se dit prêt à revenir, après des semaines passées au monastère. «Mais si je dois retourner à Laukkai, ce sera seul, explique-t-il. Je veux d’abord m’assurer que la situation est sous contrôle.»

D’autres hommes ont fait le voyage avant lui, à leurs risques et périls, comme le mari et le fils aîné de Mar Mar Soe, la réfugiée enceinte. «Ils sont rentrés pour nettoyer et protéger la maison», dit-elle. Beaucoup reviennent à Laukkai, car ils redoutent les pillages - la ville a été vidée de ses habitants durant de longues semaines. Les réfugiés les plus fortunés paient des hommes de main pour surveiller leur commerce ou leur maison. Les autres se résignent à rentrer sans savoir ce que l’avenir leur réserve. Dans le nord-est de la Birmanie, historiquement miné par les conflits ethniques, les guérillas font partie du quotidien.

Une paix durable et générale est introuvable depuis que le pays a obtenu son indépendance en 1948. Malgré les tentatives de dialogue et de cessez-le-feu, la confiance entre le gouvernement birman et les minorités semble largement entamée, à tous les niveaux. Quasiment aucun civil Kachin ou Palaung, des ethnies pourtant très présentes dans la région, n’a trouvé refuge au monastère de Lashio. «Ils ont peur que l’armée birmane ne les prenne pour cible, explique le secrétaire général d’un groupe de jeunesse Palaung. Alors, ils préfèrent se réfugier en Chine plutôt que dans leur propre pays.»