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Libération
Interview

Amy Dahan «Les grandes orientations stratégiques restent le monopole des Etats»

Pour l’historienne des sciences, les acteurs locaux ont le mérite d’innover et d’aiguillonner les Etats et institutions, mais ils restent tenus à l’écart des grandes négociations.
publié le 30 juin 2015 à 20h06

L'historienne des sciences Amy Dahan vient de co-écrire avec le sociologue Stefan Aykut Gouverner le climat ? (Presses de Sciences-Po). Cette directrice de recherche au CNRS assiste aux conférences onusiennes, ces «arènes climatiques», depuis une dizaine d'années.

Quel rôle les territoires peuvent-ils avoir dans les négociations ?

A titre d'observateurs, ils peuvent être consultés, mais du point de vue de la légalité onusienne, les territoires n'ont aucun rôle officiel. Même si cette année, la présidence française veut leur donner plus de place, notamment à travers l'Agenda des solutions [distinct de l'accord de Paris, ndlr], où sont associés les villes et les autres acteurs non étatiques. Mais à la fin du processus de négociations, tout comme les ONG ou les syndicats, les territoires ne signent rien. Ils pèsent dans ce que j'appelle le «poumon de la négociation», dans lequel les négociateurs puisent des idées, sentent les rapports de forces. Mais encore une fois, dans le légalisme des accords, ils ne sont pas associés à l'étape ultime de la signature.

Un sommet comme celui de Lyon est-il plus à même de trouver des solutions aux enjeux du climat que «l’arène» de l’ONU ?

Aucun pays, aucun acteur, même en analysant les lacunes, les lenteurs du processus climatique onusien, n’ose préconiser sa suppression : ce serait suicidaire car il n’y a pas d’alternative et les pays les moins développés y sont très attachés.

En revanche, on peut penser que les coutures de ce processus peuvent craquer. Il y a l'idée du sociologue et philosophe des sciences Bruno Latour, visionnaire et un peu utopique sans doute, que des acteurs très différents - les représentants des océans, des écosystèmes, etc. - pourraient entrer dans le jeu des négociations. On peut imaginer un régime onusien un peu élargi, où les villes auraient un plus grand rôle à jouer. Dans certains sommets des villes auxquels j'ai pu assister, j'ai constaté qu'il y avait des maires audacieux, comme à un certain moment à Vancouver, ou à Londres. Comme l'éventail est beaucoup plus ouvert, il y a des fronts plus avancés, par exemple sur le transport. Mais le monde reste dans un système westphalien : on ne voit pas Shanghai faire quelque chose qui ne serait pas en accord avec le pouvoir central chinois. Les grandes décisions industrielles et les grandes orientations stratégiques n'appartiennent pas aux villes, et restent le monopole des Etats. Tout comme les investissements très lourds dépassent les villes.

Mais je crois qu’il faut soutenir certaines décisions des territoires, qui permettent de pousser à la roue les Etats. Avec le déplacement de François Hollande, le sommet de Lyon va avoir un certain écho médiatique. Et il est toujours important de mettre en lumière ce qui fait «schisme de réalité» : un discours politique d’apparence très volontaire d’un côté, et la réalité de l’autre, parfois contradictoire. Ce genre de chose passe de moins en moins facilement dans la société.

Vous parlez de «schisme de réalité» pour évoquer le décalage entre les conférences climat et le monde réel, où les énergies fossiles restent puissantes, où l’exploitation de la planète s’intensifie, où les catastrophes se multiplient. Les élus locaux sont-ils moins prisonniers de ce «schisme de réalité» ?

Forcément, ils sont beaucoup plus sensibles aux réalités du terrain. D’une certaine façon, ils sont beaucoup plus proches des populations que les négociateurs de l’ONU. Garder ou pas un aéroport près de Nantes, par exemple, c’est une question d’expropriation d’agriculteurs, une question très locale, les populations s’en emparent beaucoup plus facilement que les grandes décisions nationales.

L’exemple des autocars de la loi Macron, qui veut accroître le routier par rapport au ferroviaire, n’a été débattu que du point de vue de l’emploi. Alors que les questions se croisent : emploi et climat, nouvelles technologies et climat, développement et climat… On peut, peut-être, mieux discuter à des échelons locaux qu’à l’échelon national, où les décisions sont présentées de telle façon que les véritables enjeux n’apparaissent pas.

A cinq mois de la COP 21, pensez-vous qu’un accord ambitieux à Paris est toujours possible ?

C’est très difficile de répondre à ça. Certains pensent qu’il y aura un accord : pour eux, il est clair que les Etats-Unis et la Chine veulent un accord, pas très ambitieux certes, et personne n’a les moyens de leur résister. Je suis plus perplexe : à la fin de la session de négociations de Bonn, début juin, j’ai vu des pays en développement vraiment mécontents, notamment sur la question du financement. La tension dans cette partie du monde est très forte, et leur insatisfaction peut peser lourd à Paris.

Restent aussi les forces d'obstruction habituelles, comme l'Arabie Saoudite et la Russie. Est-ce qu'elles peuvent mettre en péril l'accord ? Laurence Tubiana [l'ambassadrice chargée des négociations pour la COP 21, ndlr], souhaite que les choses se fassent dans la sérénité, en amont de la conférence. Malheureusement, selon moi, il ne peut y avoir que des tensions et des larmes.