Le 6 février 2013, l'avocat et homme politique Chokri Belaïd tombait sous les balles jihadistes alors qu'il sortait de chez lui. Le 6 février 2013, la Tunisie tombait dans une crise politique grave alors qu'elle sortait de la révolution. Ce mardi, c'est un double procès qui s'ouvre : celui des suspects de l'assassinat de Chokri Belaïd et celui de la Tunisie post-Ben Ali.
Les multiples rencontres entre le ministère de la Justice et l'Ordre des avocats pour organiser au mieux le déroulement de ce procès, qui s'annonce déjà très long, sont la preuve que ce procès est attendu par tous. La 5e Chambre criminelle du tribunal de première instance de Tunis est amenée à juger 25 suspects – 24 en détention et un qui comparaîtra libre – pour meurtre avec préméditation dans le cadre de la loi de 2003 sur l'antiterrorisme. Un second groupe de suspects sera jugé plus tard, leur cas étant encore entre les mains d'un juge d'instruction.
A procès exceptionnel, mesures spéciales : la séance ne se déroulera pas dans l'une des salles traditionnelles mais dans la salle des pas perdus, généralement dévolue aux derniers conciliabules entre avocats et clients, pour accueillir les ONG, journalistes et avocats attendus en nombre. La première audience de mardi sera consacrée à la constitution de la partie civile. Du côté de l'accusation, les avocats devraient demander une libération de leurs clients le temps du procès. Le huis clos ne serait pas nécessairement demandé mais des fortes restrictions seront mises en place, comme l'interdiction des caméras, pour sécuriser les avocats et les témoins et éviter «les débordements probables», comme le craint Mohamed Fadhel Mahfoudh, le bâtonnier de l'Ordre des avocats.
Quatre jours après l’attaque de Sousse
Dans ce procès à part, la première journée sera marquée du sceau de l'actualité tragique, quatre jours après la plus sanglante attaque terroriste de l'histoire récente de la Tunisie dans laquelle 38 personnes ont trouvé la mort dans l'hôtel Impérial Marhaba de la station balnéaire de port El Kantaoui, à Sousse. Basma Khalfaoui, la veuve de Chokri Belaïd, s'est rendue sur les lieux du drame vendredi. Elle a déclaré que l'audience de mardi donnera «une idée générale» de l'ambiance du procès.
Les militants du parti de son compagnon, le Parti unifié des patriotes démocrates, et des membres de la société civile devraient être nombreux pour donner de la voix. Celle des autres membres du Conseil civil et politique de Sousse (formé au lendemain de l'assassinat de Chokri Belaïd) ne manquera pas : «Un bus d'une cinquantaine de personnes est déjà réservé, précise-t-elle. En s'attaquant à Chokri Belaïd, ils ne se sont pas trompés de cible, c'était un homme extraordinaire. Ce n'était pas qu'un théoricien, il allait sur le terrain pour défendre les pauvres gens même sous Ben Ali comme en 2008.» Cette année-là, il défend les travailleurs des mines de phosphate de la région de Gafsa arrêtés après une longue grève durement réprimée par le régime – quatre mineurs y trouvent la mort.
Nébuleuse jihadiste
Au moment de son assassinat, Chokri Belaïd était un virulent contempteur de l'islamisme intégriste. A l'annonce de sa mort, ses partisans prennent la rue et détruisent des sièges locaux du parti islamiste Ennahdha, alors à la tête du pays et accusé de laxisme envers les mouvements religieux radicaux. Devant la pression populaire, le Premier ministre Hamadi Jebali (Ennahdha) remet la démission de son gouvernement le 19 février. La mort de Chokri Belaïd est revendiquée – ainsi que celle de Mohamed Brahmi, homme politique tué en juillet 2013 – en décembre 2014 par le franco-tunisien Boubaker al Hakim, alias Abou Mouqatel, un ancien jihadiste d'Ansar al-Charia passé dans le giron de l'Etat islamique. Le tueur présumé, Kamel Gadhgadhi, avait été abattu par les forces de l'ordre tunisiennes le 4 février 2014. Ahmed Rouissi, qui faisait partie de l'opération, meurt au combat en mars 2015 à Syrte alors qu'il était devenu l'une des figures de l'Etat islamique dans la ville libyenne.
C'est cette nébuleuse jihadiste, mêlant groupes rivaux – Ansar al-Charia, de tendance pro Al-Qaeda, et Etat islamique – et lutte régionale – des Libyens ont-ils été impliqués ? – que devra essayer de démêler la justice. «La première victime du terrorisme en Tunisie était un avocat, Chokri Belaïd», assure le bâtonnier Mohamed Fadhel Mahfoudh. Le procès de son meurtre sera le premier pour terrorisme dans la nouvelle Tunisie.