Menu
Libération
Interview

Serge Sur : «La puissance militaire suprême est la dissuasion, donc le fait de ne pas recourir aux armes»

L’Etat islamique, le conflit en Ukraine, le terrorisme : comment répondre à ces menaces multiples qui ne correspondent plus aux formes classiques de la guerre ? Pour le professeur de droit international, l’hégémonie des Etats-Unis est davantage fondée sur la recherche et le renseignement que sur des critères strictement offensifs.
Un soldat de l'U.S. Air Force prépare un drone commandé par ordinateur, à Dayton, dans l'Ohio. (Photo Skip Peterson. Reuters)
publié le 14 juillet 2015 à 17h46

Qu’est-ce qu’aujourd’hui la puissance militaire ? Un Etat peut-il exister sans cette force apparente ou dissuasive ? La revue

Questions internationales

analyse ces questions fondamentales dans un numéro double. Professeur émérite de droit international à l’université Panthéon-Assas et directeur de cette revue qui dépend de la Documentation française, Serge Sur revient pour

Libération

sur ces nouveaux enjeux.

La puissance militaire est-elle toujours l’attribut principal de la puissance ?

C’est un attribut nécessaire, mais pas suffisant. Et même, pour certains Etats, un attribut dont ils peuvent se dispenser. L’Allemagne a renoncé pour une très longue période à développer la force militaire, elle n’en a pas pour autant renoncé à jouer un rôle sur la scène internationale. Cela ne l’empêche pas d’avoir une grande influence même si elle n’est pas membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. On pourrait également évoquer le cas du Japon, qui, pour des raisons historiques aussi, a suspendu tout développement de la force militaire. Il faudrait cependant y ajouter un bémol, les Japonais sont en train d’évoluer plus rapidement vers une posture militaire plus visible : la Chine est à ses portes et est perçue comme un risque grandissant.

Le point commun de ces deux pays est d’être les vaincus de la Seconde Guerre mondiale. N’est-ce pas la raison de leur prudence ?

Il y a dans le monde, un certain nombre de pays châtiés, des pays punis par l’histoire. Ce fut aussi le cas de la France, nous avons célébré le mois dernier la défaite de Napoléon à Waterloo. Waterloo fut le coup d’arrêt à une politique d’expansion française en Europe. Depuis 1815, la France n’a plus mené que des guerres défensives.

Les Etats-Unis dominent-ils encore le monde militaire ? Que représente leur puissance militaire ?

Ils sont toujours de très loin la première puissance militaire mondiale, même si leur budget a baissé. Avant, leurs dépenses représentaient 50 % des dépenses militaires mondiales mais ce calcul est très relatif car qu’est-ce qu’une dépense militaire ? Elle ne se limite pas au nombre d’avions, de tanks ou de lance-roquettes. Il faut, certes, une armée bien entraînée, bien équipée et motivée mais aussi une stratégie performante. Or, une stratégie est toujours adaptée à un ennemi, et il semble qu’il soit de plus en plus difficile à définir, surtout dans le cas des guerres asymétriques. Il faut aussi de bons états-majors.

En 1940, l’état-major français était absolument désastreux d’où la défaite, alors que sur le papier l’armée française était au moins aussi puissante que l’armée allemande. La dimension la plus importante est la capacité technologique, et, sur ce terrain, les Américains entretiennent une avance importante par rapport aux autres pays. C’est pour cela, qu’en matière de dépenses militaires, il faudrait tenir compte du budget de la recherche : c’est évident quand on voit leur progrès en matière de drones. Le champ de bataille va se robotiser de plus en plus, donc ces avancées seront cruciales. Cette avance américaine date de l’IDS, l’Initiative de défense stratégique de Reagan, ou «guerre des étoiles», il y a plus de trente ans. L’objet de l’IDS n’était pas de faire la guerre mais de maintenir une telle avance technologique que les Etats-Unis ne puissent pas être rattrapés. Ce programme était aussi bien civil que militaire.

La puissance militaire ne tient donc pas uniquement dans les armes ?

Les armes n'en sont qu'une composante. Mais nous insistons surtout, dans ce numéro de Questions internationales, sur le fait que la puissance militaire n'est justement pas l'emploi de la force armée. La puissance militaire suprême est la dissuasion, donc le fait de ne pas avoir besoin de recourir aux armes. Cela vaut bien sûr pour l'arme nucléaire mais pas seulement. Si en mer de Chine des forces militaires américaines n'étaient pas stationnées en permanence dans la région, l'avancée chinoise aurait été bien plus rapide. Il n'y a pas de conflit ouvert, aucun des adversaires n'est jamais heurté frontalement, personne ne perd la face, mais la situation évolue. Les Chinois ne tiennent pas du tout à s'engager dans un conflit armé, ils veulent retirer la nappe mais sans toucher à la vaisselle.

Est-ce la même logique en Europe avec le déploiement de forces américaines dans les pays les plus orientaux de l’Otan ?

La Russie a avant tout une politique défensive et nous avons été la chatouiller d’un peu trop près avant même la crise ukrainienne qui, selon mon analyse, a été délibérément provoquée par les néoconservateurs américains. Les Occidentaux, et notamment les Américains, n’ont pas fait avec les Russes, lors de l’effondrement de l’URSS, ce qui avait été fait avec l’Allemagne après la Seconde Guerre : après l’humiliation de la défaite, il y a eu la reconstruction, puis l’Allemagne a été pleinement réintégrée dans la communauté internationale. La Russie a été humiliée, puis repoussée. C’est un choix fait par Bush senior. Elle n’accepte pas ce statut d’Etat puni.

En définitive, la puissance militaire reste liée à l’Etat ?

Il n’y a pas de puissance militaire au sens exact du terme en dehors des Etats, même s’il peut, certes, exister des milices, des forces paramilitaires en cas d’Etats défaillants ou de guerre civile. Les forces multinationales, elles, sont toujours dans la main des nations qui participent à l’opération. L’instauration d’une force armée au service du Conseil de sécurité, qui d’ailleurs était prévue dans la charte de l’ONU, a toujours posé problème. De quels pays viendraient les armées ? On a proposé que les membres permanents au Conseil fournissent les contingents et constituent un comité d’état-major commun. C’est resté un projet. La seule fois où ce dispositif a pu fonctionner, c’était pendant la guerre de Corée, sans l’URSS, et sous commandement américain. Les opérations de maintien de la paix sont quelque chose de différent et, en principe, elles ne sont pas coercitives.

On parle beaucoup de privatisation de l’armée, est-ce contradictoire avec l’idée d’armée nationale ?

Il ne s’agit pas de privatisation de la guerre, mais de gestion privée de la guerre. Une privatisation de la guerre signifierait que les compagnies privées agiraient selon leur propre chef, avec leurs buts et leurs financements, sans avoir à rendre de comptes aux Etats. Une gestion privée signifie seulement que l’Etat décide de confier des missions sur la base de contrat à des forces privées qui ont une grande souplesse d’action. On pourrait les comparer à des externalisations en droit du travail. On y trouve plutôt d’anciens militaires qui complètent leur retraite et qui ont tout le savoir-faire nécessaire. Et l’Etat garde toujours la main. C’est une réponse aux guerres asymétriques. Face à des groupes qui s’abstraient de toutes règles, les Etats opposent l’équivalent.

Qu’est-ce que la puissance militaire face à des groupes comme l’Etat islamique ?

C'est le grand défi actuel. Il faut reprendre la métaphore de Clausewitz : «La guerre est un caméléon.» Quand on croit l'avoir enfin régularisée, ordonnée, on a finalement rendu la guerre inutile puisque tout le monde joue selon les mêmes règles. On sait, avant même de commencer à se battre, qui sera vainqueur. Mais comme la guerre n'est pas une science exacte, il faut toujours qu'il y ait un débord, une percée. La guerre asymétrique est justement la recherche d'une percée. Les drones en sont une autre, en réponse à la précédente. Le débord le plus ancien est le bombardement aérien, il est prévu dans la charte de Nations unies si un Etat ne respecte pas les règles communes. Il y a aujourd'hui une vraie réticence à aller au sol.

La puissance militaire n’est pas que «hard power» ?

Il y a, bien sûr, une stratégie d'influence. Sur ce point Bush père fut bien plus performant que Bush fils. On peut notamment le constater sur les deux guerres en Irak. Bush père avait construit une coalition avant d'intervenir en Irak, contrairement à son fils, lors de la deuxième guerre, il n'avait que le soutien britannique. Aujourd'hui, l'hégémonie américaine est bien plus fondée sur des éléments civils que sur des critères strictement militaires. Il n'y a pas de véritables succès américains depuis 1945. Le soft power peut créer un effet de dissuasion ou de persuasion. L'influence peut s'exercer aussi par le militaire. Tout le monde veut être l'allié des Etats-Unis parce que c'est l'armée la plus puissante. Les nouveaux membres de l'Otan veulent que leur armée soit formée à l'américaine. Ils veulent des formateurs américains. Ils veulent être dans la «grande armée».

L’Union européenne peut-elle continuer à revendiquer un statut de puissance internationale sans développer une puissance militaire et une défense commune ?

La défense européenne tient grâce à l’Otan. Le traité transatlantique ne va que renforcer cet état de soumission à l’Otan. C’est ce que souhaitent les Etats-Unis. Mais l’Union européenne peut-elle se donner les moyens sans entrer en contradiction avec ses propres principes ? Elle fut d’abord conçue afin d’éviter toute nouvelle guerre entre l’Allemagne et la France. Elle n’a pas réussi à éviter une guerre dans l’ex-Yougoslavie. Elle est totalement impuissante devant la situation ukrainienne. Elle ne parvient pas à exporter sa vertu pacificatrice. Régulièrement, le think tank américain Pew Research Center publie des sondages avec la question «Etes-vous prêt à mourir pour votre pays ?» : en Russie 60 % des jeunes répondent oui, aux Etats-Unis 40 % et, en Europe cela tombe à 2 % ou 3 %. Mais pour l’UE, les menaces extérieures ne sont pas militaires. Elles sont économiques et financières et sociales. Le danger - qui pourrait déstabiliser l’Union -, ce sont les 10 % de chômeurs. La menace est aussi le terrorisme. Ces instruments ne sont pas seulement la force armée, c’est aussi le renseignement, l’existence d’une police aux frontières, un système judiciaire qui réponde à un défi européen et non pas seulement à un défi national. Le vrai défi est donc civil, pénal et administratif.