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Libération
TRIBUNE

Hissène Habré : vingt-cinq ans de traque et un procès

A partir de lundi, l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré est jugé à Dakar pour violations massives des droits de l’homme. Un tournant majeur dans l’histoire mouvementée de la justice internationale en Afrique.
Le dictateur Hissène Habré encadré d’officiers à sa sortie d’audition du 2 juillet 2003, à Dakar (Sénégal). (Photo AFP)
publié le 16 juillet 2015 à 17h06

«Un interminable feuilleton politico-judiciaire.» C'est ainsi que l'archevêque sud-africain, Desmond Tutu avait qualifié les innombrables rebondissements qui ont émaillé près de vingt-cinq années de traque pour juger Hissène Habré, l'ex-dictateur tchadien (1982-1990), accusé de crimes contre l'humanité. Le 20 juillet, son procès s'ouvre à Dakar. C'est le premier procès d'un ex-président sous les auspices de l'Union africaine. C'est la première fois qu'un dictateur africain déchu est jugé dans un autre pays de son continent pour des violations massives des droits de l'homme. Un tournant majeur dans l'histoire mouvementée de la justice internationale en Afrique. Avec, en toile de fond, les questions liées à la création d'une justice sans frontière, dans un monde où les crimes abondent et leurs auteurs restent rarement poursuivis.

Un dictateur soutenu par l'Occident. De 1981 à 1989, Habré est un dictateur sanglant, mais il jouit du plein soutien des présidents Reagan et Mitterrand, qui voient en lui un rempart contre le bouillant colonel libyen Kadhafi. Ce sont les années de guerre froide et, selon la formule en vogue de l'époque, Habré «was a son of a bitch, but he was our son of a bitch». Son règne fera 40 000 victimes, selon la commission d'enquête tchadienne, mais la CIA l'appuiera et l'armera massivement, et Paris fera de même.

Après la chute de Habré, en décembre 1990, une poignée de rescapés de ses prisons poursuivent le même rêve : faire juger l’homme qui brisa en partie leur vie. Une idée folle dans un pays qui n’a jamais été un modèle de démocratie. Souleymane Guengueng récolte discrètement les témoignages de 792 rescapés des geôles de Habré et écrit à la main leurs tourments sur des feuilles jaunes où il épingle leur photo. Le régime tchadien a changé, la violence a décru depuis qu’Idriss Déby, ex-commandant de l’armée tchadienne, a renversé, en 1990, Hissène Habré, mais les cadres de l’impitoyable police politique, la DDS, sont restés en place. Par une extraordinaire conjonction de facteurs, ce rêve de justice va s’avérer possible : avec l’affaire Pinochet et la mobilisation d’ONG africaines, auxquelles s’ajoute notamment le savoir-faire juridique et médiatique des associations Human Rights Watch (HRW) et de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), les verrous politiques finissent par sauter.

L'arrestation de Pinochet. 1998, c'est l'arrestation surprise du général chilien Augusto Pinochet à Londres. Incroyable coup de tonnerre dans les relations internationales : un juge espagnol jusqu'ici inconnu délivre un mandat d'arrêt contre l'ex-dictateur chilien en déplacement à Londres, lequel est aussitôt mis en résidence surveillée pour des crimes qu'il a commis chez lui, à des milliers de kilomètres de l'Angleterre. La renaissance du principe de la compétence universelle, jadis né pour combattre les pirates en haute mer, choque les uns mais ravit les autres. Reed Brody, qui a suivi de très près l'affaire Pinochet pour Human Rights Watch, décide d'appuyer Souleymane Guengueng et ses anciens compagnons d'infortune. La traque commence contre celui qui est désormais surnommé «le Pinochet africain». Hissène Habré s'indigne, développe deux arguments : la dénonciation de l'impérialisme judiciaire occidental et celle d'une justice sélective, puisque son ex-commandant en chef de l'armée en 1983 et 1984, qui se trouve être l'actuel président tchadien, Idriss Déby, est nullement inquiété jusque-là.

Solutions africaines pour problèmes africains. La première confrontation judiciaire se déroule au Sénégal. Le symbole est fort : une cour sénégalaise juge un ex-dictateur tchadien. Comme dit le slogan, il faut des «solutions africaines pour problèmes africains». Mais elle tourne court : Hissène Habré jouit notamment du soutien du président sénégalais Abdoulaye Wade.

Survient alors un nouveau rebondissement dans la saga Habré : en 2001, accompagné de Brody, le tenace avocat de HRW, j'obtiens l'autorisation de pénétrer dans l'ex-quartier général de la Direction de la documentation et de la sécurité (DDS) pour tourner quelques images. A notre absolue stupéfaction, dès que nous pénétrons dans le bâtiment, nous nous trouvons en train de marcher sur des milliers de papiers laissés dans un désordre indescriptible. Nous en avons jusqu'aux chevilles, comme les images de Chasseur de dictateurs le montrent. Ces papiers sont tout sauf anodins : ce sont les archives de la terreur. Les archives de l'impitoyable DDS qui rendait compte à Habré. On y lit la liste de 1 208 personnes exécutées et d'autres 12 000 victimes, les comptes rendus d'interrogatoires, la correspondance avec les services secrets amis. C'est un moment capital pour la suite du processus judiciaire, car transparaît l'architecture du système d'oppression écrite par ceux-là même qui la dirigent. La première feuille que nous ramassons est une lettre de remerciements adressée à la CIA pour un stage de formation d'agents de la DDS.

La politique a toujours le dernier mot. Depuis l'échec de juger Habré au Sénégal, les victimes tchadiennes et le HRW cherchaient un tribunal compétent. Ils trouvent la Belgique alors à l'avant-garde dans l'application du principe de la compétence universelle, qui inculpe, en 2005, Habré. Mais les autorités sénégalaises refusent de le livrer. Le politique a toujours le dernier mot.

Finalement, l'Union africaine demande au Sénégal de juger l'ex-dictateur «au nom de l'Afrique» ou de l'extrader en Belgique. En vain. La Belgique attaque en 2009 le Sénégal devant la Cour internationale de justice (CIJ), puisque ses demandes d'extradition de Habré restent sans résultat. Différents organes des Nations unies et le Parlement européen tentent aussi de faire fléchir le président sénégalais. Finalement, c'est la défaite politique aux élections de 2012 qui éloigne Wade du pouvoir. La roue tourne d'autant que tombe le verdict sans ambiguïté de la CIJ : obligation est faite au Sénégal de juger l'ex-président tchadien «sans délai», à défaut de le remettre à la justice belge. Le nouveau président du Sénégal, Macky Sall, annonce que Hissène Habré sera jugé à Dakar par une nouvelle cour : les Chambres africaines extraordinaires. Le dernier obstacle politique est désormais levé. Quelques victimes achètent au Sénégal un buffle blanc et le sacrifient pour que les dieux leur restent favorables.

Vingt-cinq ans après le début de la traque, Guengueng et ses amis ont gagné : Habré comparaîtra devant des juges. Que dira-t-il de ses liens militaires jadis si étroits avec Paris et Washington ? Quid aussi de l’attitude très ambiguë du gouvernement tchadien, qui officiellement soutient le procès, mais redoute que le nom de l’actuel chef de l’Etat apparaisse ? Subsiste encore une interrogation : le premier procès en compétence universelle d’un ex-dictateur inaugure-t-elle une nouvelle ère en Afrique ou restera-t-il une exception ?