Scénariste pour la télévision chinoise, Wang Siwen a un diplôme en arts et avoue d'emblée «ne pas comprendre grand-chose» à la finance. Malgré cela, cette Chinoise de 29 ans boursicote tout le temps. Elle est tombée dans la marmite il y a six ans, avec un premier investissement de 100 000 yuans (15 000 euros environ), l'équivalent d'un an de son salaire actuel. Depuis, la jeune femme ne s'est jamais totalement arrêtée. Matin, midi et soir, elle sort son téléphone portable pour vérifier le cours de ses titres. «Je suis vraiment ce qu'on appelle une dasanhu, j'achète énormément d'actions», dit-elle en riant, presque fière d'appartenir à cette armée de petits investisseurs - ils sont 90 millions à travers la Chine - qui fait la pluie et le beau temps sur les places financières du pays.
Le mois dernier, cependant, la chute vertigineuse de la Bourse de Shanghai (- 30 % en trois semaines, avant un fragile rebond le 9 juillet) a fait sérieusement fondre ses économies : «Au début, ça allait encore. J'ai pensé que c'était un phénomène de baisse assez classique et je suis même partie en vacances avec mon copain. Mais à mon retour à Pékin, c'était terrible. Mes actions s'effondraient jour après jour. Le matin, je n'arrivais plus à manger. Au bureau, j'avais la tête ailleurs. La troisième semaine de baisse, finalement, je me suis consolée en me disant que mes 70 000 yuans envolés [10 000 euros, ndlr], ce n'était rien par rapport à ceux qui ont véritablement fait faillite et se sont défenestrés.»
Addiction
La jeune femme est loin d’être un cas isolé en Chine, pays où l’épargne nationale brute atteint 50 % du PIB, l’un des taux les plus élevés au monde, selon la Banque mondiale. En 2014, l’aventure de la Bourse avait permis à un million de Chinois de devenir millionnaires (en yuans), selon une étude récente du Boston Consulting Group. Après l’explosion de cette bulle, à la mi-juin, la dégringolade a fait partir 2 700 milliards d’euros en fumée.
Wang Siwen a payé cher son addiction. Le krach a entamé 20 % de sa mise initiale : «Perdre ce qu'on avait gagné précédemment en Bourse, et perdre son propre argent, c'est deux choses différentes.» Son petit ami, Kou Jian, 32 ans, un Chinois de Xi'an, grosse ville du Nord-Ouest et point de départ de l'ancienne Route de la soie, a été plus chanceux. Il a gagné en Bourse 15 % de son salaire annuel depuis qu'il a commencé à jouer, en mars, sur les conseils d'un ami. «J'ai limité la casse. Autour de moi, il y a des gens qui ont hypothéqué leur maison. Eux, ils ont sérieusement trinqué.»
Jeunes cols blancs, mais aussi coiffeurs, chauffeurs de taxi, étudiants ou retraités, le boursicotage en Chine est un phénomène exclusivement urbain mais qui touche, néanmoins, presque toutes les catégories sociales. «Les Chinois aiment prendre des risques. On adore aussi les jeux d'argent. Nous sommes peut-être plus enclins à spéculer que d'autres nationalités,explique Rui Meng, professeur de finances à la China Europe International Business School de Shanghai.Mais il faut rappeler que c'était la même chose aux Etats-Unis avant les années 70, lorsque les particuliers dominaient encore les marchés boursiers américains.»
Poêle à frire
En Chine, le développement de la Bourse est très récent. Les places de Shanghai et de Shenzhen ne sont nées qu'en 1990. La grande ruée arrive plus tard, en 2007, lorsque l'euphorie pré-Jeux olympiques s'empare de toute la société chinoise et booste le taux de croissance du pays. A cette époque, Mme Du et son mari ont déjà investi à eux deux 120 000 yuans (18 000 euros) tirés de leurs finances personnelles. Lorsque cette comptable part à la retraite en 2013, la Bourse devient son principal passe-temps. «Mon mari a continué à travailler et je me suis retrouvée toute seule. Les actions, c'était surtout pour m'occuper et entretenir mon cerveau !»
A 64 ans, Mme Du profite du temps libre et investit à nouveau en piochant dans son compte épargne logement. Cette fois, cette Pékinoise pur jus mise gros : presque cinquante fois le montant de son indemnité de retraite mensuelle. «Chacun s'amuse comme il peut. Certains voyagent. Moi, je joue en Bourse», explique-t-elle en rigolant malgré les récents trous d'air. La valeur de certaines de ses actions a fondu de 60 % à 70 %, mais la sexagénaire joviale a toujours le moral. «Sur certaines actions, j'ai gagné. Sur d'autres, j'ai perdu beaucoup, beaucoup d'argent. Mais ma mise initiale est toujours là. Avant, j'avais tellement empoché, que maintenant je suis retombée sur mes pattes», philosophe-t-elle.
En Chine, le boursicotage est un tel sport national qu'un mot d'argot lui est dédié : chaogu. Littéralement, cela veut dire «faire revenir» des actions, comme dans une bonne vieille poêle à frire, en les vendant puis en les rachetant très rapidement. Parfois dans la même journée. Le système favorise ces comportements court-termistes : en Chine, seul 0,01 % des transactions sont captées par les courtiers (les intermédiaires en charge de placer les ordres), contre 1 % à Hongkong et environ 2 % aux Etats-Unis, ce qui rend ici le day-trading très bon marché.
Et pour les ménages chinois, parier sur les Bourses n'a jamais été plus facile que depuis l'arrivée spectaculaire des smartphones. Les grandes sociétés de courtage ont toutes mis au point des applications gratuites pour ces micro-épargnants, qui assurent aujourd'hui 80 % des transactions quotidiennes sur les places financières du pays. Madame Du, elle, fait tout depuis son ordinateur grâce à un logiciel gratuit, «recommandé à la télé».
Rodage
Outre les plaisirs du jeu, il y a surtout la perspective d’arrondir les fins de mois. Entre les petits salaires des jeunes diplômés, la faiblesse des retraites, la crise de l’immobilier et, plus globalement, l’absence de filets de sécurité économique, tout pousse ces modestes portefeuilles à tenter leur chance.
A Pékin, au rez-de-chaussée d’un immeuble de onze étages du courtier Citic Securities, numéro 1 du secteur en Chine, trois employées en chemisette blanche attendent les futurs petits porteurs. Un RIB, une pièce d’identité, et les voilà détenteurs d’un compte. Au-dessus de l’entrée, les prix des actions défilent sur un long écran lumineux.
Wang Yue, 31 ans, cheveux noués et fines lunettes bien sages, est une habituée de cette succursale du petit quartier de Xiangjun Beili. «J'ai commencé à acheter des actions en 2007, à peine sortie de l'université. A l'époque, je n'avais vraiment pas beaucoup d'argent à placer. J'ai mis la moitié de mes économies», se souvient la jeune femme originaire de Tianjin, la grande ville voisine de Pékin, qui travaille dans le développement de logiciels. Elle a vu rouge lorsque les cotes ont plongé. «J'ai perdu pas mal d'argent, la moitié de mes placements», regrette-t-elle. Pas de quoi la faire arrêter. Elle a ouvert un nouveau compte spécial et se prépare maintenant, après neuf ans de rodage, à miser dans des start-up nationales. Un choix risqué dans cette bourse-casino où les fortunes se font et défont dans la journée.