C'est la mère Teresa des packs d'eau. Son pick-up Dodge est tout habillé de fourrure panthère, et elle-même porte un tee-shirt arborant une bête sauvage. Donna Johnson, alerte septuagénaire au sac à main décoré d'un drapeau américain, distribue des bouteilles à ses «sweethearts», les «sans-eau» de Porterville. Dans cette commune du centre de la Californie, 890 foyers selon le décompte officiel, soit environ 3 000 personnes, ont vu leurs puits se tarir depuis dix-huit mois. Et comme ils sont pauvres, dans cette Californie loin des palmiers et des surfeurs, ils n'ont pas les moyens d'en creuser de nouveaux. Alors, ils survivent comme ils peuvent en attendant qu'il pleuve - ce qui n'arrive jamais dans cet épicentre de la sécheresse frappant l'Etat depuis quatre années.
Donna pile avec son Dodge en claironnant : «Voici la membre la plus âgée de mon club des sans-eau !» Vicky Yorba a 95 ans. Cette ancienne emballeuse d'oranges est un petit bout de femme qui habite dans la même maison depuis soixante-six ans, une bâtisse bricolée et modeste, comme partout à East Porterville, quartier à 75 % latino où un tiers des familles vit sous le seuil de pauvreté. «Regardez ma pelouse avant », dit Vicky en montrant une photo de gazon bien vert. Il n'y a plus que du sable maintenant. Ses arbres ont été sacrifiés. Fini, les confitures de nectarines. Au début, par honte, elle n'osait pas en parler aux voisins. «J'en étais malade. Je pleurais toutes les nuits.» Puis, ils l'ont aidée en tirant un tuyau. «Bien sûr, je leur payais l'eau.» Avant qu'eux-mêmes ne soient victimes de l'assèchement de la Tule River, dont le lit bordait leurs maisons. Au début, Vicky se lavait dans une bassine et allait à la laverie. Maintenant, elle a «de la chance» : comme à d'autres habitants, le comté de Tulare lui a installé une citerne.
Distribution d’eau
Il y aurait une solution : raccorder le quartier au réseau d'eau potable de la ville. Mais il faudrait des millions de dollars, ce qu'aucune collectivité ne peut (ou ne veut) financer. A East Porterville, on s'estime discriminé : «Si cela se passait dans la Silicon Valley, l'approche serait tout à fait différente», proteste une conseillère municipale. Chez Vicky, Sanya, robuste infirmière, interpelle : «On envoie des gens en Afrique construire des puits... mais il y a du boulot ici !» Un matin, chez la voisine de Vicky, Veronica Quinonez, 41 ans, «tout le monde se brossait les dents, puis... plus d'eau». Ils ont fait venir une entreprise : «Désolé ! Vous êtes à sec.» Il faut creuser plus profond, mais il y en a pour 18 000 dollars. «J'ai déjà un prêt pour mes deux enfants qui vont à l'université, plus celui pour la maison. Je ne peux pas.» Veronica, née au Mexique, vit depuis avec une citerne provisoire. Elle prévient ses quatre enfants, âgés de 9 à 24 ans : «Après pipi, vous ne tirez pas la chasse !» Son salon de beauté à domicile, ouvert pour compléter les revenus de son mari, facteur remplaçant, tourne au ralenti. Faute d'eau, elle ne fait que des coupes de cheveux. «Je perds beaucoup d'activité.»
Depuis la pénurie, à l'église Emmanuel, des douches provisoires ont été installées, et le pasteur Roman Hernandez distribue des packs d'eau : «Dès que les gens voient mon truck rouge sur le parking, ils déboulent.» Il note les noms. «Maria, famille de sept.» Quand la distribution est finie, l'homme frappe aux portes : «Surtout pour les vieux qui ne sortent pas.» Pour lui, East Porterville, quartier délaissé parce que pauvre et hispanique, est «le Ground Zero de la sécheresse californienne».
Les trois milliers de personnes officiellement concernées ne réprésentent qu'un minimum. Plus d'habitants sont touchés : «Beaucoup de sans-papiers ne se manifestent pas, explique Roman Hernandez. Moi, je les vois. Ils viennent ici. C'est une situation très triste. Ils vivent au jour le jour, demandent de l'eau mais aussi du pain. Ça brise le cœur.» Les enseignants de la ville lui ont raconté ces enfants sales venant en classe sans s'être douchés. «Et quand vous travaillez dans les champs, vous imaginez ? » demande le pasteur.
Cet été, il fait 38 degrés, et la sécheresse n'est pas le seul problème. Il y a la pollution de l'eau. «Un testeur a trouvé 403 contaminants différents dans notre puits, contre seulement 43 dans l'humidité ambiante.» Roman Hernandez, lui aussi à sec, a fait construire un nouveau puits, passant de 15 à 30 mètres de fond, «mais il y a du sable dedans». Pour lui, la situation empirera forcément : «D'autres familles vont voir leurs puits se tarir. J'aimerais qu'il y ait une solution simple. Il n'y en a pas. Et l'eau sera de plus en plus contaminée. Parfois, je me demande s'il ne vaut pas mieux manquer d'eau plutôt que d'avoir une eau contaminée.»
«Comme un cancer»
Selon les données de l'Etat, 1 952 puits sont à sec en Californie, dont 1 846 dans la Central Valley, affectant 9 760 résidents. Un chiffre minime, sur 39 millions d'habitants. Mais ceux-là ont compris le risque, brutalement. Avant d'être frappée, Donna Johnson s'en fichait : «Il y avait une sécheresse, mais on n'était même pas au courant !» Quand son puits est tombé en rade, elle l'a caché, puis s'est fait aider par le voisin, avant d'emprunter 11 000 dollars pour en construire un nouveau. «Mais maintenant, j'ai la culpabilité du survivant. J'ai de l'eau, pas eux », dit-elle en déposant des bouteilles chez Sanchez Auto Repair, où le mécano, Edy, rigole jaune face aux toilettes qu'il ne peut faire évacuer : «Peut-être que je devrais mettre des couches ?» «La sécheresse, ce n'est pas spectaculaire comme une tornade ou une inondation. C'est comme un cancer qui te ronge peu à peu», soupire Donna Johnson. Par ailleurs, la pollution de l'air augmente, déjà élevée pour les particules fines, ce qui aggrave les problèmes de santé. «Ça va s'empirer avant d'aller mieux, dit Scott Bowler, 45 ans, qui organise des collectes d'eau. On peut tous être concernés.» Son métier, c'est de creuser des puits. Il y a plus d'un an d'attente. «A force de planter des nouvelles pailles dans le verre d'eau en dessous de nous, tout s'assèche», résume Scott Bowler, pour qui seule une intervention de l'Etat fédéral permettrait à East Porterville de s'en sortir.