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Libération
Reportage

Et les agriculteurs pompaient

Blâmés pour leur usage massif de l’or bleu, les fermiers californiens s’inquiètent de l’avenir du métier.
Un point d'eau au milieu des champs, près de Fresno, en Californie, le 6 mai. (Photo Lucy Nicholson. Reuters)
publié le 17 juillet 2015 à 19h16

Traversant la Central Valley californienne, demandez à un paysan où finit son champ. Il peut vous répondre : «Vous voyez l'horizon ? C'est plus loin.» A Los Banos, Cannon Michael n'a «que» 4 200 hectares. Bien moins que son ancêtre, le pionnier allemand Henry Miller, qui lança l'élevage au XIXe siècle sur ses 500 000 hectares, en élaborant les premiers systèmes d'irrigation. Six générations plus tard, Cannon Michael, 43 ans, bénéficie pour produire tomates, melons, coton, maïs et pastèques, d'une eau bon marché acheminée par les canaux, rivières dérivées, réservoirs et barrages construits dans les années 30 et 50. Grâce à eux, une des économies agricoles les plus riches de la planète s'est développée : la Central Valley, c'est 46 milliards de dollars de chiffre d'affaires annuel.

Elle produit au moins un tiers des fruits et légumes consommés aux Etats-Unis, 80 % des amandes vendues dans le monde. Sans toute cette eau, ce serait pour partie un désert. C'est devenu, avec trois cents jours de soleil par an, une terre bénie. Mais le système fondé sur l'eau à volonté est grippé. «Il ne marche plus bien et c'est un souci», reconnaît Michael.

Puits à volonté. Montré du doigt comme tous les farmers, qui pompent 80 % de l'eau de l'Etat, l'homme affable annonce un chiffre d'affaires annuel compris entre 20 et 30 millions de dollars selon les années. Il emploie 70 personnes (dont seulement 20 permanents) et ironise sur les écolos urbains : «On est critiqués par ceux qui bénéficient tous les jours de nos produits. Les magasins sont pleins, ils mangent autant qu'ils veulent, mais ils nous attaquent sur notre usage de l'eau !» Ses allocations ont diminué : «60 % en moins.» Il a mis en jachère 25 % de ses terres. «Une grosse perte et moins de travail pour nos fournisseurs, pour toute la filière.» Ce chef d'entreprise a réduit de 15 % sa masse salariale. Mais il a une alternative : creuser des puits à volonté. Il en a fait sept l'an dernier, à 200 000 dollars pièce, et en possède neuf désormais, pompant à 60 mètres de profondeur. Les agriculteurs se sont transformés en Shadocks - dans la San Joaquin Valley, le nombre de permis pour des puits a doublé entre 2011 et 2013.

Désormais plus écolo, Cannon Michael a installé l'irrigation au goutte-à-goutte, pour 9 millions de dollars. 65 % de ses surfaces sont équipées, ce qui permet 35 % à 50 % d'économie. Cette technique étant très gourmande en électricité, il a fallu poser des panneaux solaires, pour 2 millions de dollars. Un investissement qu'il compte récupérer en cinq à sept ans. «Préserver l'eau, ça coûte cher.» Dans cette bataille, les farmers ont un ennemi : le saumon. «On privilégie le poisson à l'homme», prétend l'agriculteur. Car les autorités, contraintes par la justice, consacrent une partie de l'eau des canaux à la sauvegarde de l'espèce malmenée. Pour lui, c'est du gâchis. «On ne voit pas le résultat.» Il en a marre également des critiques frappant les planteurs d'amandiers, dont il ne fait pourtant pas partie. Chaque amande a besoin de près de quatre litres d'eau, mais sa culture étant particulièrement rentable, la production a doublé depuis 2005. Son confrère Paul Betancourt, 55 ans, qui en produit à Kerman, se défend : «Il y a trente ans, on en faisait 250 tonnes, payées un dollar la livre. L'année dernière, c'était 1 000 tonnes, à quatre dollars la livre. Nous, on répond au marché. Ou alors, ça devient un crime de cultiver des amandes ?»

Réservoirs. Malgré tout, cette année, la sécheresse occasionnera 2,7 milliards en perte de chiffre d'affaires pour l'agriculture, et 18 600 emplois en moins, selon l'université de Californie à Davis. Privés de 33 % des eaux de surface, le secteur agricole et l'élevage mettent en jachère 230 000 hectares sur les 3,2 millions irrigués. Comment s'en sortir ? Cannon Michael préconise de nouvelles infrastructures (barrages et réservoirs) : «Il faut des investissements. On n'a rien construit depuis soixante ans.» Paul Betancourt a une autre idée : «On va dépenser 68 milliards de dollars pour le futur TGV San Francisco-Los Angeles. Donnez m'en cinq et je vous arrange le système d'eau pour une génération.»

Mais l'avenir ne s'annonce pas rose. Selon Betancourt, «il y aura globalement moins de fermiers, mais ils sécuriseront mieux leur droit à l'eau». Il voit déjà des confrères, «les plus faibles», se faire racheter. Avec ses 308 hectares, un million de dollars de chiffre d'affaires et deux employés, Betancourt se sent comme un de ces «petits qui sont écrasés. Est-ce qu'on passera 2020 ? Il nous faudra alors changer les tracteurs, à cause de la pollution. Ça représente 800 000 dollars. Si je n'ai pas l'eau pour irriguer, comment je vais payer ?»