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Libération
TRIBUNE

Dette et démocratie en Europe : les leçons latino-américaines

La situation de l’Amérique latine dans les années 80 a montré qu’aucun pays ne peut sortir de la crise de la dette par l’austérité.
par Ilan Bizberg, Professeur-chercheur au Colegio de Mexico
publié le 19 juillet 2015 à 19h36

Un constat à présent évident pour la plupart des économistes, et qui est aussi valable pour l’Amérique latine des années 80, est qu’aucun pays n’a pu sortir de la crise de la dette par l’austérité. Il a fallu retrouver la croissance, qui ne s’est produite qu’après une renégociation de la dette. Face à la crise de la dette des pays d’Amérique latine, la solution promue par les institutions internationales fut, comme pour l’Europe, de faire face à la restriction externe et au manque de liquidités par une cure d’austérité des dépenses de l’Etat. Cela a eu comme conséquence la perte du pouvoir d’achat des populations, qui a fait exploser le chômage, l’insécurité croissante en termes d’emploi et de protection sociale.

Il a fallu attendre jusqu’au milieu des années 80 pour que le FMI et ses économistes se rendent enfin compte que la dette n’allait pas diminuer dans une conjoncture de contraction économique. En fait, plusieurs pays avaient retrouvé la croissance sans abandonner l’austérité, en profitant de la dévaluation ou en développant de nouvelles filières productives afin d’augmenter de manière significative leurs exportations ; mais sans réussir à résoudre le problème de la dette. Les ressources des exportations étaient utilisées pour s’acquitter du solde d’intérêts, puisque la dette régionale était trois fois plus grande que le total des exportations. On a finalement conclu, plus de cinq ans après le début de la crise et après d’énormes sacrifices, que dans ces conditions, l’Amérique latine n’allait jamais pouvoir payer le principal de la dette. Le plan Brady a permis aux banques de convertir les créances en obligations gouvernementales qui pouvaient soit être rachetées par les gouvernements mêmes, soit échangées sur les marchés secondaires. Les «Brady Bonds» ont alloué des décotes qui allaient de 35% pour le Mexique jusqu’à 89% pour le Costa Rica (1).

L’interprétation politique pour expliquer la crise de l’euro rejoint celle avancée pour décrire les crises latino-américaines : l’endettement populiste, l’irresponsabilité des pays du Sud de l’Europe. Ces pays, moins compétitifs que ceux du Nord, ont profité «indument» du fait qu’avec la création de l’euro, ses taux d’intérêts ont convergé vers ceux que payaient les pays les plus développés de la zone : l’Allemagne, la France, etc. Cette interprétation a eu des implications théoriques et pratiques sur la démocratie. Pour les défenseurs de la démocratie élitiste (schumpetériens), les dépenses excessives sont la conséquence «naturelle» de l’extension de la démocratie aux classes populaires. On considère que l’endettement est dû à la politisation de l’économie, et en dernière explication au poids excessif de la politique et de l’Etat (2). Le résultat concret de ces interprétations a été l’approbation de la Constitution européenne en France par un vote de l’Assemblée nationale et du Sénat après avoir été rejetée par la population, l’ultimatum donné à Papandréou pour qu’il retire son référendum et le fait que la Troïka ait eu plus de souveraineté que les autorités nationales élues dans les décisions économiques.

Il y a des enseignements politiques que l’Europe peut tirer sur la manière dont deux types de régimes différents, l’un autoritaire (Mexique et Chili) et l’autre démocratique (Brésil et Argentine), ont traversé la crise. Tout comme en Amérique latine, la crise de l’euro a donné lieu à des alternances gouvernementales. Néanmoins, à la différence de l’Amérique latine, l’austérité a été imposée à l’Europe dans un contexte démocratique et non pas autoritaire. Cela a comme conséquence l’érosion des démocraties nationales, tant par l’action des élites que par la dé-légitimation des institutions démocratiques auprès des populations ; ce qui a eu comme résultat la montée des extrémismes aux fins non démocratiques, surtout de droite.

Au Mexique et au Chili, la crise de la dette a été gérée par des gouvernements autoritaires qui ne subissaient pas de pression de la part de la société civile, et qui ont donc fait payer à leurs populations, en entier et sans consultations, le coût de la crise, en appliquant des plans orthodoxes. Les Etats ont agi comme des relais des pouvoirs économiques internationaux et ont laissé leurs sociétés soumises aux aléas de la mondialisation.

Au contraire, les gouvernements démocratisés du Brésil et d’Argentine ont essayé (sans trop de succès) d’équilibrer le coût de la crise entre les créanciers et leur population, en appliquant des plans plus ou moins hétérodoxes. Les Etats ont essayé d’arbitrer entre leurs sociétés et les intérêts des créanciers ; selon les termes de Polanyi, ils ont essayé de payer leurs dettes tout en protégeant leur société. Cela en raison de la pression exercée par une société civile très active, qui exigeait l’acquittement de l’énorme dette sociale accumulée pendant les années où les gouvernements militaires appliquaient des politiques économiques et sociales antipopulaires.

Les régimes démocratiques n’ont pas diminué les souffrances des sociétés des quatre pays considérés : celles du Mexique et du Chili ont enduré des mesures d’austérité, tandis que celles du Brésil et d’Argentine ont supporté successivement des mesures d’austérité et d’hyper- inflation. Néanmoins, la manière dont la crise a été gérée a eu une importance capitale ; les différentes trajectoires dans la crise ont eu des résultats divergents en ce qui concerne les capacités étatiques et le caractère de la démocratie une fois sortis de la crise. Le Mexique et le Chili, où l’Etat s’est rétréci et retiré de l’économie, abandonné aux forces internationales, restent des pays intégrés de manière passive à l’économie internationale, totalement ouverts et dépendants des capitaux étrangers. D’autre part, dans ces deux pays la société civile, déjà très démunie, s’est encore affaiblie, tout comme la démocratie. Par contre, là où l’Etat a essayé d’arbitrer entre société nationale et économie internationale, les économies se sont intégrées de manière défensive ou proactive à l’économie internationale, les Etats ont préservé une capacité d’action pour se prémunir contre des crises, protéger leur capacité productive et leur marché interne.D’autre part, dans ces deux pays, la société civile s’est renforcée et reste la base sur laquelle est assise une démocratie plus vibrante et participative.

Comme en Amérique latine, la manière de gérer la crise va déterminer l’autonomie de l’économie européenne face à l’économie mondiale, ainsi que la force et le caractère des démocraties une fois l’Europe sortie de la crise. En décidant de résoudre la crise par l’austérité et en affaiblissant la démocratie, il y a le risque non seulement de ne pas sortir de la crise, mais d’en sortir à la mexicaine ou à la chilienne, en renforçant la dépendance des capitaux internationaux et en dégradant la démocratie. Il y a la sortie brésilienne ou argentine, qu’expérimente en Europe Syriza, où l’Etat essaye d’arbitrer entre la société nationale et l’Europe ; ce qui implique une dose d’incertitude quant à l’intégration européenne et à l’euro. La tenue du référendum du 5 juillet en Grèce n’a pas résolu la crise, mais la dignité retrouvée du peuple grec est un signe d’espoir qui pointe vers un renforcement de la démocratie en Grèce et en Europe, si les dirigeants des autres pays européens veulent bien s’en rendre compte.

(1) Samuel George, Surviving A Debt Crisis : Five Lessons For Europe From Latin America, Bertelsmann Stiftung, 2014, pp. 14.

(2) Armin Schäfer et Wolfgang Streeck, Wolfgang, Politics in The Age of Austerity, Cambridge, Polity Press, 2013, pp. 8-9.