Ancien magistrat new-yorkais, avocat et porte-parole de Human Rights Watch, Reed Brody, 62 ans, est à l’origine, avec les ONG tchadiennes, de l’inculpation de Hissène Habré, pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre et actes de torture.
(Photo Human Rights Watch)
Que révèlent les documents de la police politique d’Hissène Habré, que vous avez trouvés en 2001 à N’Djamena ?
Une partie importante du paysage bureaucratique du régime s'est alors dévoilée. Les archives racontent avec précision l'univers bureaucratique. Chaque jour, la DDS dressait des listes des personnes dans les prisons, arrêtées et décédées, parfois même libérées. On a pu recouper ainsi des témoignages de survivants et, pour la première fois, examiner le flux des populations carcérales en suivant les pics de la répression. Par exemple, en 1984, après la répression dans le Sud, on assiste à un acheminement important de prisonniers. Ensuite, il y a une vague de répression qui se concentre sur l'ethnie des Hadjeraï [du centre du pays, ndlr] et qui, à partir de 1989, touche les Zaghawas [ethnie dont est issu Idriss Déby et qui vit à cheval entre le Soudan et le Tchad, ndlr]. Les prisons se remplissent alors de ces derniers. De sorte qu'on a, grâce aux chiffres et aux noms de famille, un aperçu presque journalier de la répression. Les bureaucrates ont tout consigné. Mais ce qui est surprenant dans cette administration de la DDS mise en place par Hissène Habré, c'est que ce dernier était constamment tenu informé. Des milliers de documents lui ont été adressés. Il a reçu 1 265 communications directes à propos de 898 prisonniers. On sait par les interlocuteurs du premier cercle d'Hissène Habré que ce dernier lisait tout. Il travaillait souvent jusqu'à deux heures du matin, intervenait sur tout, jusqu'au choix de l'étoffe des uniformes des prisonniers. De sorte que se dessine le profil d'un homme qui ne s'est jamais débarrassé de sa condition de sous-préfet. J'ai travaillé sur l'affaire Jean-Claude Duvalier en Haïti. Et c'est l'exact opposé. Pour Duvalier, on a eu du mal à le rattacher aux agissements des forces de sécurité haïtiennes. Pour Hissène Habré on voit un homme au cœur de la machine de la répression.
Quel pourrait être l’impact du procès sur la justice africaine ?
C'est d'abord une avancée considérable que l'Union africaine se soit impliquée dans le jugement d'un ancien chef d'Etat. Elle a donné une réponse juridique et non politique en nommant un comité de juristes qui a demandé au Sénégal de poursuivre parce qu'on craignait que les Béchir, Mugabe et autre Obiang s'assurent que notre «affaire» s'enlise à nouveau. L'Union africaine a pris conscience qu'elle ne pouvait critiquer le renvoi de certains de ses dirigeants vers La Haye si elle n'était pas en mesure de démontrer qu'ils pouvaient être poursuivis sur son propre continent. Il aurait pu être jugé devant les tribunaux sénégalais, car le Sénégal applique la compétence universelle, mais il y a dans ces «Chambres africaines» (1) un double symbole : à la fois tribunal sénégalais et tribunal africain. J'avais dit à l'époque que c'était un signal d'alarme envers les tyrans. C'est surtout un message d'espoir pour les ONG des victimes et, pas plus tard qu'hier, des réfugiés gambiens sont venus nous dire : vous pouvez nous aider à monter un dossier contre Yahya Jammeh (président autocrate, ndlr) sachant que c'est toujours plus difficile avec un chef d'Etat en exercice. Pendant seize ans, nous avons mené un travail de mobilisation, de plaidoyers, et moins un travail fondé sur le droit lui-même. Un travail incessant pour créer les conditions politiques afin qu'on ne puisse pas refuser aux victimes le droit à la justice. Mais sans l'élection de Macky Sall on n'y serait jamais arrivé.
Pourquoi la position du Tchad est-elle aussi ambiguë ?
Sans les actes posés par le gouvernement tchadien tout au long de cette procédure il est tout à fait évident que nous ne serions pas là où nous en sommes : à la veille d'un procès majeur pour le continent. Si le gouvernement tchadien n'avait pas invité les magistrats belges [plainte déposée en Belgique, puis devant la Cour internationale de justice par le gouvernement belge en 2012, ndlr] et sénégalais au Tchad, ni formellement levé l'immunité d'Hissène Habré dont ce dernier aurait pu se réclamer, on n'aurait pas progressé jusqu'aux Chambres africaines. Lesquelles sont en partie financées par le Tchad, qui en est le bailleur le plus important. On note cependant que, depuis 2013, le pouvoir tchadien donne l'impression de craindre les retombées de ce procès. Certains échos ont tendance à souligner l'implication de Déby [l'actuel président, ndlr] qui était le commandant des forces armées sous Habré, comme un acteur de l'époque. Mais si les ONG locales se sont investies dans l'affaire Habré, un dictateur déchu depuis vingt-cinq ans, c'est pour lancer un avertissement en direction du pouvoir actuel. C'est donc un exploit remarquable en soi que de traduire un ancien dictateur dans un tel contexte. On verra très vite si le pouvoir de N'Djamena joue le jeu, notamment en ce qui concerne l'acheminement des témoins, mais surtout les vingt et un supplétifs d'Habré, qui ont été condamnés à N'Djamena en avril, et qui seront appelés à témoigner par vidéoconférence. Mais quid de la retransmission des débats au Tchad ? Dans quelle mesure les Tchadiens pourront suivre les débats à Dakar ? Ce sont les deux tests majeurs qui nous éclaireront sur la position du pouvoir.
(1) Les Chambres africaines extraordinaires (d'instruction, d'accusation, d'assises et d'assises d'appel) ont été créées au Sénégal pour la poursuite des crimes internationaux commis au Tchad durant la période du 7 juin 1982 au 1er décembre 1990.