«Si seulement Obama pouvait venir tous les ans», s'amuse un passant en regardant des ouvriers recouvrir les routes de Nairobi avec un macadam d'un noir d'encre. On repeint frénétiquement les trottoirs le long du futur parcours du chef d'Etat américain. Les arbres, plantés il y a quelques semaines sur la route de l'aéroport, commencent déjà à fleurir. La capitale kényane se refait une beauté pour accueillir ce vendredi «le fils du pays», comme on préparerait le repas de Noël pour l'arrivée d'un vieil oncle à la table familiale.
Pendant les trois jours de Conférence mondiale de l'entrepreneuriat, le président des Etats-Unis foulera le sol de ses ancêtres : son père - qu'il n'a pourtant quasiment pas connu - était kényan. «C'est comme notre fils, s'exclame Joshua, un jeune d'au moins vingt ans son cadet. Bon, peut-être pas notre fils… mais notre frère !»
Oublié le temps où le président Obama avait préféré la Tanzanie voisine comme étape de sa tournée africaine en 2013. Les mauvais souvenirs s'envolent avec les dernières feuilles, balayées sans relâche sur les trottoirs de la capitale. Qu'ils semblent loin, les mois de la dernière campagne électorale, où le candidat Uhuru Kenyatta - désormais président - affirmait vouloir «regarder à l'est», vers l'Asie, et non plus du côté des anciennes puissances «impérialistes». Il était alors poursuivi par la Cour pénale internationale (CPI) pour crime contre l'humanité, soupçonné d'avoir encouragé les violences ethniques et politiques qui ont fait 1 300 morts en décembre 2007.
Le sous-secrétaire d'Etat américain, ancien ambassadeur en Afrique de l'Est, avait d'ailleurs mis en garde les électeurs kényans lors des dernières élections, leur rappelant que «leur vote aurait des conséquences» : une menace non-dissimulée qui n'a pas eu d'effet, puisque Uhuru Kenyatta a été porté au pouvoir par un scrutin démocratique en 2013.
Depuis, Barack Obama avait préféré éviter le pays de son père. Sachant que les Etats-Unis ne sont eux-mêmes pas signataires du traité de Rome - et donc ne risquent aucune extradition de leurs concitoyens vers La Haye -, il aurait tout de même été difficile de donner des leçons de justice internationale. Obama et son homologue kényan avaient préféré l’indifférence à la confrontation. Un gel cordial des relations diplomatiques.
Terrorisme
Mais aujourd'hui, alors que les charges contre Kenyatta ont été levées à La Haye en décembre dernier, le ciel de Nairobi s'éclaircit. «Le réchauffement s'est fait de part et d'autre, analyse Peter Aling'o, directeur du bureau de Nairobi pour l'Institut de recherches sur la sécurité (ISS). Car le Kenya et les Etats-Unis ont un problème commun : le terrorisme.»
Puissance économique régionale, le pays vit sous la menace des shebab, groupe terroriste né en Somalie, rallié à Al-Qaeda, qui semble se rapprocher de plus en plus de l’Etat islamique (EI). Les attaques sont régulières chez les voisins somaliens, mais les shebab commettent aussi leurs attentats sanglants sur le sol kényan, comme à l’université de Garissa en avril (148 morts) ou dans le centre commercial du Westgate, en plein cœur de Nairobi, en septembre 2013 (68 morts).
Washington, qui a essuyé l’une des plus grandes défaites militaires de son histoire dans la corne de l’Afrique (l’opération «Restore Hope» en 1993 en Somalie), préfère former et financer l’armée kényane pour lutter contre le groupe terroriste. Avec une base militaire qui ne dit pas son nom à Manda Bay, dans le nord-est du Kenya, l’armée américaine n’a jamais vraiment abandonné le pays, du moins dans les coulisses des combats et dans les airs, CPI ou non.
Maintenant que Uhuru Kenyatta a utilisé la rhétorique anti-impérialiste pour se porter au pouvoir et qu'il n'est plus un «paria» aux yeux du monde, les deux pays peuvent exposer au grand jour leur amitié indéfectible. Le président kényan a d'ailleurs demandé à ses citoyens, par voie de presse et à la télévision, de montrer leur «amitié avec le gouvernement et le peuple américain». «Notre prospérité dépend de notre capacité à échanger des biens et des compétences avec d'autres pays, écrivait-il dans une tribune. Notre sécurité et la paix dépendent de notre capacité à travailler avec les autres nations. C'est un devoir critique.»
«Sourire»
Mais dans les rues de Nairobi, personne n'a attendu la parole présidentielle pour témoigner son enthousiasme devant le retour du fils prodigue. A Kibera, l'un des plus grands bidonvilles au monde, des hommes se sont réunis sur une place terreuse. En cette fin d'après-midi, tout le monde s'affaire : un artisan bat le fer, un ébéniste ponce des lattes de lit et des hommes passent avec 50 kilos de maïs sur les épaules. «Obama nous a redonné le sourire, tout le monde est motivé», commente David, l'aîné du groupe.
D'habitude, sur la place de Kamkunji («rassemblement», en langue swahili), on se dispute, on débat, on argumente. «Mais là, avec Obama, tout le monde est d'accord. Ça en devient presque ennuyeux ! ironise l'ancien. Le président américain est la seule personnalité qui rassemble les Kényans, il unifie les quarante groupes ethniques de notre pays. Il nous rend tous fiers.»
La phrase de David fait écho aux paroles de la tante d'Obama, Jane, qu'il avait rencontrée lors de son premier séjour dans le pays, en 1986. «Ton père a étudié dans cette école [Harvard], tout comme toi. Un jour, tu nous rendras tous fier, comme il l'a fait», lui avait-elle soufflé. Barack Obama, qui imaginait son père en «prince ou roi» de l'ethnie Luo, comme il le raconte dans ses mémoires, les Rêves de mon père (publiées en 1995), est retourné ensuite dans le pays de ses ancêtres en 2006 comme sénateur de l'Illinois. «Il était alors une sorte de prince. Aujourd'hui, pour ce quatrième voyage, nous assistons au retour d'un roi», écrit l'éditorialiste du Daily Nation.
Même si personne n’est dupe sur les relations plus qu’éloignées de Barack Obama avec le pays de son géniteur, sa visite rassure les 44 millions de Kényans après ces longs mois d’indifférence internationale. Le Kenya n’est donc plus oublié. Les échanges commerciaux reprendront, tous les gouverneurs du pays en sont convaincus, invitant le président américain à visiter tantôt une usine textile, tantôt des plantations de café ou de thé. Les touristes, qui ont déserté le pays après les attentats des shebab, reviendront, ils en sont certains - même si ça risque de prendre du temps.
«Au-delà de la menace terroriste, les Etats-Unis ne peuvent prétendre à une quelconque politique économique "africaine" en évitant le Kenya, explique Peter Aling'o. Pour contrer l'expansion économique de l'Inde et de la Chine sur tout le continent, Nairobi est une porte d'entrée obligatoire pour toute la région.»
Corruption
Roseline Sarabgombe est tellement excitée à l'idée de cette visite qu'elle «sent la joie à travers tout [son] corps». A Kibera, on la surnomme Mama Samaki («Madame Poisson») : malgré sa carrière politique en tant que représentante du quartier, elle n'a pas oublié son stand de poissons au marché. Elle et ses «enfants» , comme elle appelle les résidents du district, «ne dorment plus», paraît-il. «Barack Obama doit dire à notre président de nous respecter et de contrer la corruption dans ce pays, explique Mama Samaki, dans un anglais parfait. On a besoin de lui, car nous sommes si loin de notre président, il ne nous écoute pas.» Comme si le président des Etats-Unis était finalement un interlocuteur plus proche…
L’ONG Human Rights Watch a également publié une lettre pour la Maison Blanche, demandant au président américain de profiter de sa visite pour dénoncer les violations des droits humains perpétrés par l’armée kényane dans sa lutte contre le terrorisme. Mais dans ce domaine aussi, les Américains devraient se faire discrets. Ces trois jours au Kenya - suivis par une visite en Ethiopie - marqueront sans doute le début d’un réchauffement des relations diplomatiques entre les deux pays. Mais n’en déplaise à Mama Samaki ou à Human Rights Watch, le voyage de Barack Obama au Kenya sera à l’image de sa politique africaine depuis son arrivée à la Maison Blanche en 2008 : l’essentiel se passera en coulisse. Avec bien sûr, une grande émotion symbolique.