Après des mois d’ambiguïtés, la Turquie s’est finalement engagée dans la lutte contre l’Etat islamique (EI). Elle a accepté d’ouvrir la base aérienne d’Incirlik aux avions de la coalition. Trois chasseurs F16 ont mené dans la nuit de jeudi à vendredi des frappes en Syrie contre des cibles du groupe jihadiste dont les positions avaient déjà été pilonnées par des chars depuis le territoire turc. Craignant l’importation du conflit syrien sur son sol,Ankara a aussi lancé vendredi à l’aube une vaste opération antiterroriste mobilisant 5 000 policiers, contre des réseaux de l’EI mais aussi contre les rebelles kurdes turcs du PKK et le groupe armé d’extrême gauche DHKPG.
Que signifie l’ouverture de la base d’Incirlik ?
C'est le signe le plus fort du tournant opéré par le président turc Recep Tayyip Erdogan, leader charismatique de l'AKP, la formation islamo-conservatrice au pouvoir depuis 2002. Pilier du flanc sud-est de l'Otan et bien que formellement membre de la coalition internationale - 63 pays sur le papier - montée contre l'EI, la Turquie s'était contentée du service minimum. Ainsi elle avait refusé jusqu'ici que cette grande base américaine installée près d'Adana (sud) soit utilisée par l'aviation alliée contre les jihadistes. Incirlik est le papier de tournesol des relations entre Ankara et Washington. Les Américains qui l'avaient utilisée en 1991 dans la première guerre du Golfe ne purent s'en servir lors de la seconde, en Irak en 2003, sur décision d'Ankara. Les avions américains sont obligés de parcourir des centaines de kilomètres, depuis le Golfe, avant de pouvoir frapper des cibles dans le nord de la Syrie ou de l'Irak. «L'accès aux bases turques dont celle d'Incirlik augmentera l'efficacité opérationnelle de la coalition», s'est félicité Washington. Ce feu vert est le résultat de mois de négociations et d'une longue conversation téléphonique entre Barack Obama et Recep Tayyip Erdogan. Les autorités turques conditionnaient l'utilisation de leurs installations militaires à l'engagement d'instaurer une no fly zone - une zone d'exclusion aérienne dans une ou plusieurs régions du nord de la Syrie, afin de limiter le flot des réfugiés sur le sol turc où ils sont déjà 2 millions. A en croire Ankara, Washington se serait finalement engagé à soutenir un tel projet que Paris a toujours appuyé.
Pourquoi la Turquie s’engage-t-elle contre l’EI ?
Il s'agit d'abord de calmer ses alliés, à commencer par Washington. L'administration américaine reprochait de plus en plus durement à Ankara son absence de coopération et critiquait son laxisme dans le contrôle des 900 kilomètres de frontière avec la Syrie, par où arrivaient les armes comme les volontaires pour les groupes jihadistes, dont l'EI. C'est également par là qu'étaient exportés le pétrole et les œuvres archéologiques pillées, nourrissant le trésor de guerre des jihadistes. Mais le président turc se trouve contraint à prendre acte du fiasco de sa stratégie. «Désormais la Turquie doit revoir sa politique syrienne, car elle est devenue une cible pour l'EI», note l'éditorialiste Semih Yildiz dans le quotidien de gauche Cumhuriyet. Erdogan avait tout misé sur un renversement rapide de Bachar al-Assad et soutenu la rébellion, y compris les groupes les plus radicaux. Il se trouve maintenant confronté au risque croissant de métastases du conflit syrien à l'intérieur de la Turquie. En témoignent l'attentat à Suruç (32 morts) le 20 juillet visant un groupe de jeunes militants kurdes aussitôt attribué par les autorités à l'Etat islamique puis les exécutions de deux policiers revendiquées par la guérilla kurde du PKK les accusant d'être des complices de l'EI. «Ce massacre de Suruç montre qu'il y a un risque de projection du champ politique turc sur le terrain syrien, les différents acteurs du jeu turc s'identifiant parfois jusqu'à la compassion active à différents acteurs du sanglant théâtre syrien», note Jean-François Pérouse, géographe et directeur de l'IFEA (Institut français d'études anatoliennes) sur le site Ovipot. D'où l'opération de police tous azimuts menée vendredi. Mais pour avoir nié la réalité du danger jihadiste, les autorités se retrouvent face à une tâche très difficile. Entre 3 000 et 5 000 jeunes Turcs combattent en Syrie parmi les islamistes radicaux, en premier lieu dans les rangs de l'EI. Des milliers d'autres les soutiennent en Turquie. C'est vrai dans les banlieues de grandes villes de l'Ouest, fiefs traditionnels des islamistes. «Désormais, Kobané, c'est Istanbul», notait le blogueur Ahmet Saymadi évoquant le symbole de la résistance kurde à l'Etat islamique l'automne dernier. Mais il y a aussi de nombreux Kurdes sensibles aux sirènes jihadistes. Plus de la moitié des jeunes citoyens turcs combattant en Syrie viendraient des régions kurdes de l'est du pays et notamment Bingol, Mardin, Diyarbakir. De petites manifestations de solidarité avec l'EI ont régulièrement lieu auprès de certaines mosquées.
Une intervention turque dans le nord de la Syrie est-elle possible ?
Pour le moment, Ankara insiste surtout sur la sécurisation de sa frontière avec la Syrie déjà hérissée de barbelés et de miradors, notamment dans les zones kurdes. La rumeur d'une intervention limitée n'en revient pas moins régulièrement sur le devant de la scène. «Jamais, quel qu'en soit le prix, nous n'accepterons la création d'un état terroriste à notre frontière sud», lançait ainsi Recep Tayyip Erdogan fin juin, visant aussi bien les jihadistes de l'EI que les Kurdes du PYD, liés organiquement au PKK, qui contrôlent le Rojava, le Kurdistan syrien. Impossible à mener sans un mandat international, une telle option est difficile à mettre en œuvre, d'autant que l'armée rechigne. «Entrer c'est facile, mais comment en sortir ?» avertissait l'ex-chef d'état-major Ilker Basbug. En fait, il s'agit surtout de mettre la pression sur Washington pour la zone d'exclusion aérienne. Cette dernière, tout comme une hypothétique zone protégée par une opération terrestre, s'étendrait sur une centaine de kilomètres de frontière et sur une profondeur d'une cinquantaine de kilomètres dans la région de Marea au nord d'Alep ainsi désenclavée. Les habitants ne vivraient plus dans la peur des bombardements du régime aux barils d'explosifs. Soutenue par Ankara comme par Riyad et Doha, «l'armée de la conquête», regroupant des islamistes radicaux opposés à l'EI, devrait occuper le terrain et permettre la création d'une région incluant Alep, la grande ville du nord, qui deviendrait la capitale de la Syrie libre.
Quelle est la stratégie politique d’Erdogan ?
«Le moindre mouvement menaçant pour la Turquie entraînera les plus sévères réactions», a averti vendredi le Premier ministre, Ahmet Davutoglu, clamant que «l'unité du pays est en jeu». Les poses martiales et les bruits de bottes servent à l'AKP à remobiliser son camp après les élections du 7 juin, où arrivé largement en tête, le parti islamo-conservateur a néanmoins perdu la majorité absolue pour la première fois depuis treize ans. La situation politique est totalement bloquée, l'AKP ne réussissant pas à trouver un partenaire de coalition, ni à droite avec les ultranationalistes du MHP, ni à gauche avec les sociaux-démocrates du CHP, les négociations achoppant notamment sur le rôle d'Erdogan. Il refuse de se retrouver cantonné, en tant que président, à des fonctions plutôt honorifiques comme le prévoit la lettre de la Constitution. D'où l'hypothèse qu'il miserait sur de nouvelles élections à l'automne, inévitables si aucun gouvernement n'est formé. Le réflexe du «vote utile» contre les risques d'instabilité alors que le pays est menacé pourrait jouer à plein, même si le dossier syrien polarise l'opinion, majoritairement hostile à touteintervention. Ce scénario agite le monde politique turc. En outre, la montée des tensions avec les Kurdes, la reprise des attentats par le PKK risque en cas de scrutin anticipé de mettre en difficulté le HDP, longtemps vitrine politique de la rébellion kurde mais aujourd'hui parti de toutes les diversités qui, pour la première fois, avait franchi le seuil des 10% pour entrer au Parlement. Il pourrait ne pas réussir à nouveau cette performance, ce qui garantirait à l'AKP la majorité absolue.