La mise en scène fleure bon les grandes années de l'Union soviétique, et l'autoproclamée «république populaire de Donetsk» (DNR), ne lésine sur les moyens pour faire croire à un retour à la normalité. Dans la salle de réception du gigantesque hôtel Victoria, vidé de ses touristes depuis le début du conflit qui sévit dans l'est de l'Ukraine, dix familles ont été invitées par une «ONG» créée par le gouvernement séparatiste de Donetsk. «Nous rendons aujourd'hui hommage à nos familles courageuses qui, malgré la guerre, sont heureuses de vivre en DNR et nous sont fidèles», s'exclame le présentateur, un jeune homme brun à l'allure d'un acteur américain, dans un costume sur mesures. Chaque famille est présentée dans des petits reportages.
Guerre d’images
Dans une de ces vidéos, la grand-mère de la famille est filmée, assise dans sa cuisine, les larmes aux yeux en racontant les heures les plus difficiles de la guerre, la peur des bombardements, le manque de nourriture, le tout sur une musique triste. Puis, les enfants apparaissent dans le jardin, heureux comme tout. Après avoir remercié la DNR de les avoir accompagnés durant les heures difficiles du conflit, la famille apparaît dans une rue, marchant en ligne et se retournant devant la caméra en rigolant. A la fin de la vidéo, le présentateur invite les modestes familles à venir récupérer un diplôme «famille fidèle», des mains du ministre séparatiste de la Famille.
Ce genre d’événements est loin d’être rare en DNR. Celui-ci met à l’honneur les familles nombreuses qui ont décidé de rester vivre ici malgré la guerre, d’autres mettent en avant les artistes, les sportifs, tous ceux qui permettent à la république autoproclamée d’exister. C’est une guerre d’images appuyée par la propagande à laquelle les séparatistes se livrent afin de légitimer leur présence au plus vite, le cessez-le-feu aidant.
Car si les rebelles sont largement soutenus par les «survivants» de Donetsk, le doute avait tendance à toucher de nombreuses familles lorsque les affrontements se faisaient intenses. Nombreux étaient alors les civils à demander l'arrêt des combats, coûte que coûte : «Avec les Ukrainiens ou avec les séparatistes, on s'en moque, on veut juste que la guerre s'arrête !» Les rebelles sont loin d'être les plus exemplaires quand il s'agit de respecter le cessez-le-feu mais, depuis quelques semaines, en dehors de l'aéroport de Donetsk, sous les feux des deux camps, la situation a tendance à s'apaiser. Cette situation piège l'Ukraine qui a compris que, sans la guerre, les «républiques» de Donetsk et Lougansk, dont elle n'a plus le contrôle, existaient de facto.
En fin de cérémonie, c’est un autre argument qui est mis en valeur par des acteurs de la propagande locale. Une dame, aussi dynamique que râleuse, chargée de la communication de la DNR, regroupe huit étudiants étrangers qui ont eux aussi été conviés à la cérémonie. L’objectif, enregistrer une vidéo qui sera diffusée dans les médias locaux, dans laquelle les étudiants sont invités à expliquer à quel point la vie est belle à Donetsk.
Depuis le début du conflit, les séparatistes ont mis un point d'honneur à protéger les étudiants étrangers. Ils étaient plus d'un millier avant la guerre, ils ne sont plus qu'une centaine, en grande partie russes ou originaires d'Afrique, à n'avoir jamais cessé de fréquenter l'université de Donetsk. La plus réputée des pays d'ex-URSS dans le domaine de la médecine. «La plupart des enseignants n'ont pas quitté la ville et ils nous ont toujours accompagnés. Si la population continue à vivre ici, pourquoi pas nous ? fait mine de s'interroger Sahen, originaire de l'île Maurice. Il est arrivé que l'on reçoive un SMS certains matins pour nous demander de rester dans notre chambre universitaire car le bâtiment de la faculté se faisait bombarder. Mais finalement, nous n'avons jamais été proches des combats. Les tirs, nous les entendons de loin, mais on s'y fait.» A ses côtés, Abdullah acquiesce : «Nous avons un gilet pare-balles dans notre chambre au cas où, mais je viens d'Irak alors les check-points et les gens armés dans les rues, je connais ça», Sahen s'en amuse et ajoute : «Dans les moments les plus chauds, nous avons fait nos réserves de pâtes et de riz et on se faisait à manger entre étudiants. Mais vous savez, Donetsk est très connu à l'île Maurice, tous nos docteurs ont été formés ici, c'était incontournable en URSS. Donc c'était une évidence pour nous de venir ici. Cette ville a les meilleurs enseignants et le meilleur matériel du pays pour nous former.» Certains des cours ont lieu à côté de la morgue de Donetsk. Ironie du sort pour ces étudiants qui font le choix de fermer les yeux sur la situation politique, il leur est arrivé d'avoir des cours devant des corps de victimes de la guerre…
Fêtards
Mais la situation rattrape les étudiants qui ne peuvent désormais plus prolonger leur visa ukrainien. «Nous avons demandé aux séparatistes de nous aider, mais ils ont répondu qu'ils n'avaient aucune relation diplomatique avec l'Ukraine», expliquent les deux jeunes hommes, un peu naïvement. La Russie leur a promis de les aider à quitter la zone. La question de la validité des diplômes, les étudiants commencent tout juste à se la poser. «On nous a dit qu'on aurait deux diplômes, un de la DNR et un second reconnu en Russie. Si c'est le cas, ça me va», assure Sahen.
Donetsk se met progressivement à l’heure russe, on y paie désormais majoritairement en roubles, les supermarchés et stations-service, dont certains ont été nationalisés par les séparatistes, sont désormais essentiellement approvisionnés par la Russie. La vie est en général nettement plus chère qu’il y a quelques mois. Piétonnier, le boulevard Pouchkine est devenu le centre vivant de Donetsk pour ceux qui ont les moyens de se payer un restaurant. Les combattants qui passaient leur vie dans les restaurants, souvent attablés en treillis, la kalachnikov posée sur la table, acceptent désormais d’y apparaître en famille et en civil. Une situation que personne n’imagine à Kiev, tant les images de la guerre inondent les médias.
Mais rien n’y fait, Donetsk a plus que jamais des allures de village Potemkine, ces trompe-l’œil que l’on déroulait jadis lors de la visite de Catherine II pour faire croire que tout allait pour le mieux. La plupart des rues du centre-ville sont vidées de leurs habitants, les magasins fermés. Personne ne sait vraiment si le couvre-feu est toujours d’actualité, mais les restaurants ont gardé l’habitude de fermer à 22 heures. A l’heure où les fêtards rentrent chez eux, des véhicules de transport de troupes et des tanks déboulent sur les grandes avenues, direction la ligne de front. Chaque soir, mais aussi parfois pendant la journée, les canons se font entendre en direction de l’aéroport, jusqu’à faire vibrer certaines fenêtres du centre-ville. Avec ou sans l’artillerie, l’armée ukrainienne est toujours présente aux entrées nord et ouest de la ville, et ça, difficile de leur faire oublier, même à coup de propagande.