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Libération
Éditorial

Kurdes et jihadistes : la double guerre d’Erdogan

publié le 26 juillet 2015 à 17h46

Dans une guerre, même limitée ou asymétrique, mieux vaut déterminer clairement qui est l’ennemi et quels sont les objectifs à atteindre. Après des mois d’ambiguïtés, la Turquie a finalement commencé jeudi des opérations aériennes dans le nord de la Syrie contre l’Etat islamique (EI). Dès le lendemain, l’aviation turque a également frappé les rebelles kurdes turcs du PKK en Irak du Nord. Et les vastes coups de filet menés dans tout le pays, avec plus de 600 arrestations, ont visé à la fois les jihadistes et les réseaux de la guérilla kurde.

Les autorités d’Ankara s’engagent donc sur deux fronts mais il apparaît de plus en plus évident qu’elles continuent de considérer le PKK comme aussi dangereux que l’EI, voire plus. D’où une situation paradoxale : pilier du flanc sud-est de l’Otan, la Turquie était, malgré sa situation stratégique, restée jusqu’ici en marge de la coalition de 63 pays montée par Washington, Londres et Paris contre l’EI. Elle s’y investit finalement, ouvrant ses bases à l’aviation alliée. Mais elle mène en même temps ses propres opérations de bombardements contre des rebelles kurdes qui combattent… les mêmes jihadistes, aussi bien en Irak (en aidant les peshmergas, les combattants kurdes de Massoud Barzini) qu’en Syrie (où le PYD, parti frère du PKK turc contrôle tout le Rojava, le Kurdistan syrien).

L’administration américaine, heureuse d’avoir récupéré son grand allié régional, soutient publiquement le droit d’Ankara à frapper des cibles du PKK, rappelant que ce groupe reste classé comme «organisation terroriste» - c’est aussi vrai, d’ailleurs, pour l’Union européenne. Mais beaucoup, aux Etats-Unis comme en Europe, s’interrogent sur les objectifs réels de la stratégie du président islamo-conservateur, Recep Tayyip Erdogan, qui risque de rallumer en interne le conflit avec les Kurdes (15 à 20 millions de personnes sur les 70 millions de citoyens turcs).

La guerre entre Ankara et les rebelles du PKK a fait depuis 1984 quelque 45 000 morts. Un cessez-le-feu proclamé par le PKK puis l’amorce d’un processus de paix à partir de novembre 2012 ont permis d’arrêter le bain de sang. Pour la première fois, des négociations directes étaient menées entre les émissaires du président Erdogan et le fondateur du PKK, Abdullah Ocalan (condamné à la prison à vie en 1999) mais aussi avec les chefs du PKK en Irak du Nord et les élus du parti prokurde HDP (Parti démocratique des peuples). Le processus était déjà moribond. Le leader de l’AKP, au pouvoir depuis 2002, avait notamment décidé de flatter l’électorat le plus nationaliste avant le scrutin de juin dans l’espoir d’obtenir une majorité lui permettant d’instaurer un régime présidentiel. Les actions du PKK, l’assassinat de policiers puis de militaires - auxquelles ont répondu les représailles militaires turques -, donnent le coup de grâce aux négociations pour une solution politique au problème kurde. L’homme fort du pays joue l’escalade, espérant voir une majorité de l’opinion faire bloc autour de lui alors que la patrie est en danger. La reprise d’un conflit kurde en Turquie aura des conséquences déstabilisatrices sur une toute une région déjà en plein chaos. C’est une stratégie de boutefeu.