Le visage de Nyagoa ruisselle de larmes et de gouttes de sueur. La petite fille est parvenue à détacher sa ceinture de sécurité. A chaque nouvelle tentative pour la sangler, elle se met à hurler, arrachant au passage son filet à cheveux où des tresses mi-longues sont ornées de perles roses et blanches. Quelques biscuits et une sucette parviennent à l’apaiser, à la détourner un temps de sa frayeur et de sa colère. Elle finit par s’assoupir. Un répit qui permet de replacer la ceinture autour de sa taille et de la sécuriser à nouveau. Nyagoa, habillée d’une adorable robe bouffante orange, a 4 ans. C’est la première fois qu’elle prend l’avion. Dans moins d’une heure, ce sera aussi la première fois qu’elle reverra son père, ses oncles et tantes dont elle est séparée depuis plus d’un an et demi.
Autant une protection qu’une prison
Le bimoteur affrété par l’ONU se posera dans le village d’Akobo, près de la frontière éthiopienne, à 400 kilomètres au nord-est de la capitale sud-soudanaise, Juba. Huit autres enfants sont à bord. La plus grande a 12 ans. Tout comme Nyagoa, ils n’ont pas revu leurs parents depuis qu’ils ont trouvé refuge dans le camp de protection des civils de la Mission des Nations unies au Soudan du Sud (Minuss) de Bor, capitale de l’Etat de Jonglei, à 200 kilomètres au nord de Juba.
Bor, ville stratégique du Soudan du Sud sur la route qui mène aux grandes villes du Nord pétrolier, est aujourd’hui sous contrôle gouvernemental, après avoir changé plusieurs fois de mains dans des combats qui ont fait des milliers de victimes civiles depuis décembre 2013. Le conflit qui oppose les forces loyales au président Salva Kiir et celles fidèles à son ancien vice-président Riek Machar est marqué par des atrocités commises par les deux camps : tortures d’enfants, viols, recrutement d’enfants soldats, attaques d’hôpitaux et de camps de déplacés à l’instar de celui de Bor en avril 2014.
Le 17 avril 2014, un groupe de plusieurs centaines d’hommes armés a ouvert le feu sur le camp, tuant des dizaines de personnes malgré la présence des Casques bleus (12 500 aujourd’hui dans le pays). Selon un rapport de la division des droits de l’homme de la Minuss publié en janvier 2015, les victimes de Bor ont été délibérément prises pour cible sur la base de leur appartenance ethnique, de leur nationalité ou de leur soutien supposé à l’une des parties au conflit.
Les 2 245 déplacés qui vivent aujourd’hui encore dans ce camp de protection des civils sont à 98 % nuer, groupe ethnique de Riek Machar (le président Salva Kiir est lui dinka, l’autre grande ethnie du pays). Aucun d’entre eux ne peut en sortir sans escorte. Ce camp est autant une protection qu’une prison : impossible de s’en extraire sans risquer d’être tué à l’extérieur. Les neuf enfants sur le départ ont été accompagnés par des membres d’une ONG jusqu’à l’aéroport, site surveillé par quelques soldats du SPLA (l’Armée populaire de libération du Soudan, l’armée sud-soudanaise) et des soldats ougandais (pays soutenant le gouvernement de Kiir). Avant de monter dans l’avion, ils ont patienté une heure dans la salle d’embarquement, une modeste pièce carrelée ouverte aux quatre vents, qui abrite une trentaine de sièges, un vendeur de sodas tièdes et une vendeuse de café.
«Pour survivre, j’ai pris la fuite»
Seul un homme a osé s'approcher du groupe pour parler aux plus grands. Une conversation brève. «Le risque est qu'on l'associe à ces enfants et à leur ethnie», explique un humanitaire. Les petits n'ont pas dit un mot, se contentant de serrer fermement entre leurs mains leur billet d'avion et leur carte d'embarquement. Pas un mot, pas un pleur. Une posture qui tient autant à l'appréhension du voyage qu'au besoin de se fondre dans cet environnement hostile à leurs origines.
Et enfin, le survol d’Akobo. Nyagoa ne pleure plus. Certains enfants tapent dans leurs mains, le nez collé au hublot. Le village, contrôlé par les forces rebelles de Riek Machar, est à leurs pieds. L’avion se pose, les portes s’ouvrent. Un à un, les enfants en descendent. Ils sont accueillis par des membres de l’Unicef et de l’ONG Save the Children. Quelques dizaines de mètres derrière eux, une vingtaine de villageois accourent, les bras tendus en avant. Les familles se reforment. Certains pleurent de joie, les embrassades s’éternisent.
Un père insiste : «Mais où est mon fils ? Où est mon fils ?» «Il est là, là», répond Claire de l'Unicef, désignant un jeune garçon resté sous une aile de l'avion. Sondo, un grand jeune homme, est en larmes. Sa petite sœur vient de bondir sur lui. Ils s'enlacent de longues minutes. «Nous avons été séparés le 17 décembre 2013 quand les violences ont commencé à Bor, se souvient l'adolescent. J'étais à l'école, ma sœur aussi. Pour survivre, j'ai pris la fuite, je suis venu à pied jusqu'ici. Je suis heureux aujourd'hui de la revoir. Je promets de prendre bien soin d'elle.» Quelques mètres plus loin, Nyagoa est blottie dans les bras d'une tante. Son père se tient à côté d'elles. «En décembre 2013, explique-t-il, j'ai décidé de laisser les enfants dans le camp sous protection de l'ONU pour leur sécurité et je suis venu jusqu'ici. Leur mère est réfugiée en Ethiopie. Pour venir ici, il lui faut deux jours. Elle va nous rejoindre très bientôt.»
Violation «généralisée» des droits humains
Mais comment savoir si le village ne sera pas attaqué dans les prochaines semaines, les prochains mois ? Quelques jours plus tôt, tous les vols onusiens en direction de l’Etat de Jonglei ont été annulés pour des raisons de sécurité dans la zone. Comment savoir si les noms de ces enfants ne s’ajouteront pas aux milliers de ceux déjà morts dans cette guerre ? En juin, deux rapports ont étayé les atrocités commises sur les enfants au Soudan du Sud. Le premier, celui de l’Unicef, faisait état d’émasculations, de viols collectifs, de décapitations.
«A la suite de la dernière vague de violences dans l'Etat d'Unité qui a commencé fin mai et qui continue encore aujourd'hui, il y a eu de très fortes vagues de déplacements, précise Tsedeye Girma, responsable des programmes d'urgence de l'Unicef. On estime que plus de 100 000 personnes ont fui les violences des forces gouvernementales et associées en se réfugiant dans les îles et dans les marécages du sud de l'Etat, qui sont plus difficilement accessibles. On a très vite eu des échos de nos sources, de collègues, du degré de violences perpétrées. Il y a eu également un mouvement de population assez important vers le camp établi à Bentiu [capitale de l'Etat d'Unité, ndlr], où nous avons une équipe permanente qui a recueilli des témoignages. C'est là que nous avons pris conscience de l'ampleur et du degré de ces violences commises de façon systématique à l'encontre des enfants et des femmes, depuis le début du conflit.» L'armée sud-soudanaise a lancé fin avril une vaste offensive contre les forces rebelles dans plusieurs districts de l'Etat d'Unité, une zone pétrolifère majeure du pays.
Dans un autre rapport daté du 30 juin, la Minuss dénonçait une «brutalité nouvelle» dans cette guerre, relatant des viols de femmes et de filles par des militaires sud-soudanais qui en brûlaient vives certaines dans leur maison. La Minuss mettait alors en garde contre des violations «généralisées» des droits humains, précisant que «l'ampleur et le niveau de cruauté qui caractérisent ces informations suggèrent une animosité qui dépasse les clivages politiques».
Autre menace pesant sur les enfants : l’enrôlement forcé par l’armée sud-soudanaise, les forces rebelles et les milices alliées depuis le début de la guerre. Selon l’Unicef, environ 12 000 mineurs ont été contraints de grossir leurs rangs. L’agence de l’ONU a récemment négocié la libération de 3 000 enfants des rangs d’une milice de la région de Pibor, à une centaine de kilomètres au sud du village d’Akobo, commandée par le chef rebelle David Yau Yau, qui a longtemps combattu le gouvernement de Juba avant de se rallier récemment aux forces rebelles de Riek Machar.
Ce dernier a lancé début juillet un nouvel ultimatum : cette guerre civile, qui a fait des dizaines de milliers de morts, ne connaîtra pas de fin à moins d’une démission du président Salva Kiir. Tous deux ont déjà signé jusqu’à sept cessez-le-feu, tous violés en quelques jours ou quelques heures. Les discussions entre les deux parties qui se tiennent depuis des mois au Kenya et en Ethiopie sont en ce moment suspendues. Au total, 2 millions de Sud-Soudanais sont déplacés et 8 millions - soit deux tiers de la population - ont besoin d’assistance.
La saison des pluies débute au Soudan du Sud. Les précipitations diluviennes qui vont s’abattre pendant plusieurs mois vont encore plus compliquer les déplacements des ONG et des agences onusiennes. Une situation extrêmement inquiétante alors qu’une famine de grande ampleur est à craindre. Les acteurs humanitaires estiment aujourd’hui que 3,8 millions de Sud-Soudanais souffrent de la faim. Ce nombre pourrait atteindre prochainement les 4,6 millions. A Juba, cette situation n’a pas empêché le président Salva Kiir de fêter avec faste le 9 juillet les quatre ans de l’indépendance du pays entouré de dizaines d’officiels, de représentants de pays étrangers et de l’état-major de son armée.