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Analyse

Ethiopie : le coup de fouet économique

Barack Obama a rendu visite à un pays en plein essor, bien que soumis à un Etat omniprésent et autoritaire.
Un ouvrier, en février, lors de la construction d’une ligne de tramway à Addis-Abeba. Le développement des infrastructures est une priorité du gouvernement. (Photo Tiksa Negeri. Reuters)
publié le 28 juillet 2015 à 19h26

Au pied d'un des très nombreux échafaudages en bois d'eucalyptus qui nimbent l'une des principales artères de la capitale éthiopienne, symbole d'un pays en plein boom et en mutation accélérée, il l'assure : «Obama, c'est pour nous une piqûre de rappel de ce que nous pourrions être, une démocratie. Et un rappel à ce que nous sommes malgré tout : une dictature en transition.» Ce message lâché mi-juillet par un intellectuel éthiopien résume à sa manière, elliptique, le passage du président américain à Addis-Abeba, qui s'est achevé mardi. Son aura exalte la fierté patriote d'un pays qui se targue de ne jamais avoir été colonisé, tout juste «occupé» pendant cinq ans par l'Italie. Et qui a déroulé le tapis rouge pour le premier président américain à avoir jamais foulé le sol de l'ex-Abyssinie.«Pourquoi choisir un pays liberticide quand il aurait pu aller au Nigeria, qui vient de vivre une réelle et pacifique transition démocratique ?» s'agace un militant des droits de l'homme.

Le locataire de la Maison Blanche a appelé le pays, deux fois plus grand que la France, «à faire plus» en matière de démocratie et à «ouvrir un espace à l'opposition et aux journalistes pour renforcer son régime». Et d'ajouter : «Quand toutes les voix peuvent se faire entendre, un pays est plus fort, a plus de succès.»

Sans surprise, le Premier ministre éthiopien, Hailemariam Desalegn, a rebondi, tranquille : «L'engagement [du pays] envers la démocratie est réel.» Mais voilà, il faut du temps à cette «jeune démocratie» pour prendre le «bon chemin». Un écrivain résume la pensée gouvernementale : «La liberté, on la donnera quand les gens seront prêts à la recevoir. L'important, c'est de créer de la richesse à tout prix, non ?» Quitte à libérer avant la visite d'Obama une poignée de journalistes et de blogueurs longtemps emprisonnés pour «terrorisme» quand le pays reste encore l'un de ceux qui les enferment le plus dans le monde.

Flicage à haute intensité

«On n'est pas encore une démocratie, mais il a fallu combien de temps après la Révolution pour que la France le devienne vraiment ?» demande un jeune musicien de retour de dix ans d'exil aux Etats-Unis, qui justifie la politique de flicage à haute intensité de la société.

Certes, le régime éthiopien reste dans le collimateur de nombre de militants de la diaspora, comme d'organisations des droits de l'homme. Mais il trouve malgré tout grâce aux yeux de spécialistes du développement. «Quand on sait qu'il y a une génération, le pays sortait d'un régime stalinien, de la dictature militaire entre 1975 et 1991, puis d'une guerre avec l'Erythrée qui s'est achevée au début du millénaire, le chemin parcouru est monumental. Parvenir à de tels résultats depuis plus de dix ans, avec si peu de matières premières, sans accès à la mer, c'est étonnant. Ce pays a la chance que peu d'Etats peuvent se targuer d'avoir : une vision», s'enthousiasme le patron d'une grande institution européenne. A sa manière, Alemayehu Tegenu, le ministre de l'Eau et de l'Energie, le résume à Libération : «Notre pays fait le choix stratégique de ne pas attendre de l'extérieur l'idéal de développement. Croyez-le ou pas, il y a ici une volonté politique à tous les niveaux de mobiliser les capacités de nos communautés et de consacrer le plus possible de nos ressources pour développer l'Ethiopie, ce qui n'est pas le cas dans tous les pays du continent.»

La politique «développementaliste» promue par le prédécesseur de Desalegn, Meles Zenawi (qui, avant sa mort, a assuré une transition de velours dans un gant de fer), a son revers : l'autoritarisme. Mais il assure une relative stabilité sécuritaire. Après tout, laisse entendre un universitaire, «notre pays est le quatrième contributeur aux opérations de maintien de la paix dans le monde, avec plus de 4 000 militaires sur le front somalien contre les shebab. Au fond, si on tombe, c'est toute la corne de l'Afrique qui s'écroule.»

L’avenir au tourisme

La coalition au pouvoir, le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF), peut bien avoir conquis tous les sièges de la Chambre des représentants du peuple lors des élections générales du 24 mai, les chancelleries ne s'en sont guère émues. Mi-juillet, le troisième Sommet sur le financement du développement avait déjà servi de vitrine à l'Ethiopie pour vanter son propre modèle. «Depuis douze ans, la croissance a été en moyenne de 11 %, soit la plus rapide pour un pays non producteur de pétrole», avait alors écrit Hailemariam Delalegn dans une brochure sur papier glacé. Tout en rappelant que son pays a déjà réussi la prouesse de faire baisser de moitié le taux de mortalité infantile et d'avoir divisé par deux le taux de pauvreté. L'Ethiopie demeure néanmoins dans le peloton de queue de l'indice de développement humain : 173e sur 187 pays au classement 2014 du Programme des Nations unies pour le développement. «Mais elle est le pays qui a le plus avancé dans "les objectifs du millénaire pour le développement", lancés en 2000 par les Nations unies», rappelle Désiré Assogbavi, chef du bureau d'Oxfam à Addis-Abeba. Et qui, ajoute-t-il, aurait le moins mal réduit les inégalités. Obama l'assurait devant le Parlement ghanéen en 2009 : «L'Afrique n'a pas besoin d'hommes forts, elle a besoin d'institutions fortes.» Alors, l'Ethiopie entend se poser là.

Pour mieux comprendre son offensive et son essor décomplexé, mieux vaut parler à la nouvelle génération d'entrepreneurs. A l'instar de Benyam Bisrat, qui dirige le groupe Jupiter, deux hôtels quatre étoiles, un nouveau en construction, cinq autres dans le pays et sur le continent, et pilote l'Addis Ababa Hotels Owners Association. A 39 ans, après avoir passé une partie de sa vie au Canada, il est intarissable sur la future manne d'or du pays à ses yeux : le tourisme. «Quand on sait que l'Ethiopie a accueilli l'an passé à peine 700 000 touristes, l'Afrique 56 millions et la France 84… Il y a de la marge», sourit-il. Le secteur, troisième source de devise du pays, est en plein essor. Et partout dans la ville fleurissent les affiches vantant l'Ethiopie, «meilleure destination touristique du monde» 2015, que vient de lui accorder le Conseil européen sur le tourisme et le commerce. Et l'homme de se livrer à un plaidoyer vantant la stabilité, la sécurité. Mais aussi ces deux hôtels qui sortent de terre chaque mois, ces vingt universités en construction quand il n'y en avait encore que deux il y a peu, ces 2 millions d'habitants supplémentaires chaque année. «On sera 100 millions d'habitants dans deux ans. Alors oui, il faut d'abord privilégier la quantité à la qualité des infrastructures.»

A l'image, disent quelques voix dissonantes, des deux lignes de métro de 32 kilomètres, les premières d'Afrique subsaharienne, et qui devraient, après une succession de retards, être inaugurées en septembre. «Mieux vaut tard que jamais, non ?» dit une médecin du principal hôpital d'Addis-Abeba, établissement financé par la Chine, qui a investi plus d'un milliard de dollars dans les infrastructures.

Avec ces prêts, l'Ethiopie pourra se vanter d'avoir d'ici cinq ans 5 000 kilomètres de voies ferrées (à l'instar du Addis-Djibouti, pour 2016). Et entend doubler cette année la longueur des routes asphaltées, qui plafonnaient à 50 000 kilomètres en 2010. Et surtout, qu'on ne dise pas que les prêts de la Chine qui pleuvent sur le pays menacent ses intérêts. «Il y a très peu de conditionnalités. C'est un partenariat, pas une nouvelle forme de colonialisme», s'agace Alemayehu Tegenu, ministre de l'Eau et de l'Energie. Et de citer la foultitude d'avantages qu'offre, selon lui, son pays : des salaires jusqu'à dix fois moins élevés qu'en Chine ; des terres à conquérir (20 % sont cultivées), des grandes marques textiles qui se rueraient sur le pays (mais avec encore seulement 115 millions de dollars d'exportations, quand le Bangladesh en a 200 fois plus) ; un hub aérien à nul autre pareil avec une compagnie, Ethiopian Airlines, à 100 % étatique, mais aux chiffres qui donnent le tournis et vont détrôner les autres concurrents continentaux… Alimenté par l'essor de l'hôtellerie et du tourisme, le transport et les télécoms, les services représentent 46 % du PIB, devant l'agriculture (40 %) et l'industrie (14 %). Mais cette dernière, priorité du gouvernement, a le plus progressé, bondissant de 21 % en 2014, rappelle le dernier rapport de l'African Economic Outlook, l'une des seules sources d'information fiable sur le sujet. «Le truc essentiel, c'est que l'Ethiopie a conservé une forme de probité et de morale : la cleptomanie y est prohibée à haute échelle, la corruption chassée dans les moindres recoins», exagère un expert togolais. «Ce qui ne veut pas dire qu'elle n'existe pas : elle est simplement limitée. Récemment, la moitié de l'administration fiscale a fini en taule», souligne un expert.

Ouverture économique

Voir ce pays comme un apôtre de l'ouverture au marché et d'une acceptation du capitalisme dérégulé tient toutefois du trompe-l'œil. L'Ethiopie reste un Etat dirigiste et n'entend pas lâcher la bride. «L'Ethiopie lorgne plutôt le modèle d'un capitalisme d'Etat développementaliste comme ont pu le faire la Corée du Sud ou, en partie, la Chine, et comme tente de le faire, en Afrique, le Rwanda», note une diplomate. C'est un pays qui mélange ouverture pour attirer les investissements directs étrangers (multiplication des accès au business éthiopien en franchise, exemptions fiscales ou droits de douane limité) avec un régime autoritaire qui «ne veut pas lâcher, à juste titre, l'ouverture au privé dans les télécoms, l'aérien ou les banques, alors qu'il négocie avec l'OMC», explique un juriste britannique… Il y en a qui, à Addis-Abeba, se lamentent de l'inflation, des expropriations forcées, des jeunes diplômés chômeurs - quand plus de 50 % de la population a moins de 25 ans - et des indicateurs «qui ne disent rien de la vie impossible des ménages à survivre avec des salaires de misère». Comme le résume un ministre, qui ne veut pas être cité : «En dépit des progrès, nous sommes très fiers de ce que nous avons accompli même si nous ne pouvons être fiers de ce qui nous fait honte : la persistance de la pauvreté.»