«On ne sait pas s'il faut en rire, ou avoir peur.» Jeudi, Markus Beckedahl, le rédacteur en chef du site allemand Netzpolitik, avait de quoi être sonné après avoir appris qu'il faisait l'objet, avec le rédacteur Andre Meister, d'une enquête du parquet fédéral. Ce vendredi, il a dû respirer un peu mieux lorsque le procureur Harald Range en a annoncé la «suspension».
Soulagement provisoire, car l'enquête n'est pas classée : la justice attend désormais «la réception d'une expertise» qui doit déterminer si Netzpolitik a publié des documents relevant du «secret d'Etat». Plane donc toujours, au-dessus des deux journalistes et «Net-activistes» – ils ont cofondé, en 2010, l'association de défense des libertés sur Internet Digitale Gesellschaft –, la menace d'une accusation de «haute trahison». L'affaire est plus que sérieuse, la peine encourue pouvant aller d'un an de détention par article publié à 15 ans de réclusion – voire, dans les cas les plus graves, la prison à vie.
Révélations sur la surveillance intérieure
En cause, deux articles des 25 février et 15 avril derniers. Dans le premier, Netzpolitik a révélé l'existence d'un budget secret alloué en 2013 par l'Office fédéral de protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz ou BfV), le renseignement intérieur allemand, à la surveillance de vastes quantités de données numériques, et notamment à la construction de «graphes sociaux».
Le second dévoile en détail l'organisation d'une unité du BfV dédiée à «améliorer et étendre ses capacités de surveillance sur Internet», y compris par des «méthodes non conventionnelles de surveillance des télécommunications». Dans les deux cas, le site a publié, en plus des articles, les documents originaux sur lesquels ils s'appuient – une pratique, d'ailleurs, de plus en plus fréquente depuis les révélations d'Edward Snowden sur la NSA.
«Nous savions que le président du renseignement intérieur ne serait pas ravi de notre travail», confie à Libération Andre Meister. L'arrivée, jeudi, du courrier du procureur fédéral n'en a pas moins été une (très mauvaise) surprise. Depuis le 4 juillet, les deux journalistes savaient que Hans-Georg Maaßen, le président du BfV, avait déposé plainte, la radio publique d'information Deutschlandfunk ayant alors affirmé que l'enquête visait la ou les sources supposées des révélations. Ils avaient déjà dénoncé, le 10 juillet, une «tentative d'intimidation» et un «effet dissuasif» sur les journalistes d'investigation et leurs sources. Ils sont désormais directement dans le collimateur.
Un précédent vieux de cinquante ans
L'affaire est d'autant plus étonnante que pour trouver un précédent, il faut remonter plus de cinquante ans en arrière. En 1962, l'hebdomadaire Der Spiegel avait, lui aussi, été accusé de haute trahison pour avoir publié, en pleine crise des missiles de Cuba, des informations confidentielles sur les carences de l'armée ouest-allemande. Ses locaux avaient été fouillés, son directeur de publication emprisonné. Mais la mobilisation de l'opinion publique en faveur du magazine, et un désaveu judiciaire, avaient fini par coûter son poste au ministre de la Défense de l'époque, Franz Josef Strauß.
«Jusqu'ici, nous ne connaissions ce chef d'accusation que par les cours d'histoire», relève Meister. Son retour dans l'actualité s'opère dans un contexte tout particulier. Depuis plusieurs mois, les révélations sur la collaboration entre le BND, le renseignement extérieur allemand, et la NSA se sont multipliées dans la presse – jusqu'à celles de mai dernier à propos de l'espionnage d'entreprises européennes et de responsables de la Commission de Bruxelles et du Quai d'Orsay.
Or à l'automne dernier, suite à de premières «fuites», le directeur de la Chancellerie, Peter Altmaier, avait adressé à la commission d'enquête parlementaire chargée des affaires de surveillance un courrier dans lequel il menaçait d'engager des poursuites. Il y citait des articles parus dans Der Spiegel, Die Süddeutsche Zeitung et – déjà – Netzpolitik. «Manifestement, les autorités sont nerveuses», résume Hauke Gierow, en charge de la liberté d'information sur Internet chez Reporter Ohne Grenzen, la branche allemande de Reporters sans frontières.
«Beaucoup de soutien et de solidarité»
D'autant que Netzpolitik a pu apparaître comme une cible plus commode que d'autres. «Avec seulement cinq personnes, nous sommes petits, nous n'avons pas une longue histoire (1), et pas de département des affaires juridiques», explique Andre Meister. Le site vit des dons de ses lecteurs – qui se multiplient depuis jeudi. Mais depuis jeudi aussi, la réaction de la presse a été particulièrement vigoureuse. «Nous recevons énormément de soutien et de solidarité», se réjouit Markus Beckedahl. «Tous les grand médias en ont parlé, confirme Hauke Gierow. L'Association des journalistes allemands a exprimé sa solidarité, et plusieurs médias ont aussi republié les documents.» Lesquels sont également visibles sur le site de Reporter Ohne Grenzen.
Du côté des responsables politiques, plusieurs figures de l'opposition sont montées au créneau, la députée verte Renate Künast dénonçant une «disgrâce constitutionnelle». Le ministre de la Justice lui-même a exprimé ses doutes quant à l'enquête du parquet. Une manifestation pour demander son arrêt définitif est prévue ce samedi à 14 heures à Berlin. En attendant la suite des événements, Andre Meister prévient : «Nous allons continuer notre travail et nos recherches dans l'intérêt du public, sans nous laisser intimider.» Mercredi prochain, Netzpolitik – déjà récompensé à plusieurs reprises – doit recevoir un prix dans le cadre d'«Allemagne, pays des idées», un «label» conjoint mis en place par la Fédération des industries allemandes et le gouvernement, sous le patronage du président Joachim Gauck. On sait déjà sur quoi portera leur discours de remerciement...
(1) Le site a été lancé en 2002.