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Libération
TRIBUNE

De l’impossibilité d’expliquer à un jeune enfant ce sentiment de honte collective

La vérité embarrassante est qu’une manifestation contre le meurtre de bébés palestiniens ou l’assassinat de participants à la Gay Pride ne parvient pas à faire sortir les gens de chez eux, surtout en pleine canicule d’août.
Manifestants lors du rassemblement à Tel-Aviv, le 2 août, contre la mort du bébé palestinien. (Photo : JACK GUEZ.AFP)
par Etgar Keret, Ecrivain
publié le 4 août 2015 à 17h36

«Dis, papa, m’a demandé mon fils samedi dernier, sur les marches de la mairie, devant la place Rabin, à Tel-Aviv, tout le monde n’est pas encore arrivé, il y en aura d’autres, n’est-ce pas ?» Il était presque 9 heures, une heure et demie après le début officiel de la manifestation «Stop à la violence, stop à la provocation».

Mon fils n’a pas encore 10 ans, mais il a déjà vu cette place pleine de manifestants réunis autour de sujets moins brûlants que celui-ci, et il est persuadé que, comme dans un bon western, les cavaliers sont en route, que des dizaines voire des centaines de milliers de citoyens affluent vers la place, sous le choc des événements terribles qu’Israël vient de vivre ces derniers jours. Parce qu’il est impossible qu’une manifestation contre le meurtre d’enfants innocents réunisse moins de monde que les protestations contre le prix exorbitant des loyers ou le gel des constructions dans les colonies.

Le lendemain, les journaux écriront : «Des milliers de manifestants ont afflué», le mot «milliers» ne servant qu’à masquer les énormes espaces dégarnis sur la place. Des photographes expérimentés produiront en première page des photos où le nombre relativement bas des manifestants paraîtra comme celui d’une foule nombreuse. Cette triste tentative de gonfler l’importance de la manifestation ne se fera pas pour de mystérieuses raisons politiques, mais à cause d’un sentiment de honte collective. Car la vérité embarrassante est qu’une manifestation contre le meurtre de bébés palestiniens, ou l’assassinat de participants à la Gay Pride, ne parvient pas à faire sortir les gens de chez eux, surtout en pleine canicule d’août. Cette vérité ne plaît à personne.

J’ai l’âge de me souvenir de nombreuses manifestations de la place Rabin : celle de mon adolescence, quand des centaines de milliers de manifestants criaient leur colère après le massacre de Sabra et Chatila ; celle d’un espoir de paix, il y a vingt ans, à laquelle Yitzhak Rabin avait assisté avant d’y être assassiné ; celle des têtes couvertes de kippas protestant contre le désengagement militaire ; celle de tous les jeunes mobilisés pour une plus grande justice sociale. Mais aujourd’hui, la place est à moitié vide. Où sont passés tous ceux qui l’ont remplie à l’époque ?

Est-ce que tous les jeunes qui ont cruellement échoué dans leur lutte pour une plus grande justice sociale sont découragés au point de ne plus croire dans l’efficacité de cet outil qu’offre la démocratie ? Est-ce que la gauche qui vient transpirer sur cette place chaque fois qu’une injustice est commise dans notre pays - et la chose est fréquente - commence à être fatiguée ? Et où sont tous les colons coiffés de kippas qui remplissent en un clin d’œil cette place et d’autres dès qu’il est question de démanteler une colonie illégale ? Ont-ils choisi de ne pas manifester contre le meurtre de bébés ? Croient-ils que le commandement «Tu ne tueras point», inscrit dans leurs Tables de la Loi, ne s’applique pas aux Palestiniens et à la communauté LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels, transsexuels) et qu’il est relégué à l’aile gauche de l’échiquier politique ? Croient-ils qu’il y a un partage de rôles entre la droite et la gauche ? Que tout ce qui concerne la sacralité de la terre et ses conséquences leur échoit, tandis que le meurtre d’innocents non juifs et non hétéros tombe hors de sa juridiction ? Et que dire de tous ceux qui ne s’intéressent pas à la politique et vivent ici en essayant de survivre, croient-ils que cette manifestation ne les concerne pas du tout ?

On dirait que nous avons tous un peu renoncé à notre espoir de pouvoir changer quelque chose, au point que même ceux qui sont venus manifester ont l’air fatigué. Nombre d’entre eux sont assis sur les bords du bassin ou les marches de la mairie. Il y a peu de manifestants ce soir, et ceux qui sont venus n’ont pas la force de rester debout.

Les discours ont été prononcés, les gens commencent à se disperser, mais mon fils refuse de partir.

Dans son esprit, une manifestation contre le meurtre d'enfants et l'assassinat d'innocents concerne tout le monde, tous ceux qui pensent que c'est mal, des millions et des millions de gens dans ce pays. S'ils ne sont pas encore arrivés, insiste-t-il, c'est qu'ils ont eu un empêchement. Peut-être que leur fils n'a pas trouvé ses chaussures ou que la baby-sitter est en retard. Ce n'est qu'une affaire de temps, ils vont venir, c'est sûr. «Attendons encore un peu, me dit-il en serrant ma main entre ses petits doigts. Un tout petit peu, jusqu'à ce que les retardataires arrivent.» Et tout ce que je parviens à balbutier, c'est qu'il est déjà tard, que tous ceux qui étaient censés venir et ne sont pas venus mettront encore beaucoup, beaucoup de temps à arriver.

Traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech