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Analyse

L’Asie appuie sur le champignon

Contrairement aux Russes et aux Américains, les puissances asiatiques renforcent leur arsenal.
Des soldats chinois avec des missiles nucléaires lors d'un défilé pour le 60e anniversaire de la République populaire de Chine, en 2009. (Photo David Gray. Reuters)
publié le 4 août 2015 à 20h06

C'est à croire que le double bombardement atomique sur le Japon en 1945 n'a pas servi de leçon dans la région. Soixante-dix ans après les frappes américaines sur Hiroshima (le 6 août) et Nagasaki (le 9), la dynamique nucléaire est en pointe en Asie. Si les deux grandes puissances russe et américaine réduisent leurs arsenaux depuis une vingtaine d'années, la Chine, la Corée du Nord, l'Inde et le Pakistan «développent ou déploient de nouveaux systèmes d'armes nucléaires, ou déclarent leur intention de le faire», notait en juin le Sipri, l'institut de recherche suédois qui fait autorité en la matière. Sur les 15 850 têtes nucléaires à la surface de la planète, près de 400 sont aux mains de ces quatre pays.

La dissuasion fondée sur l'arme nucléaire est donc plus que jamais d'actualité. «Le nombre de pays qui comptent sur celle-ci pour leur sécurité a même augmenté depuis vingt ans, note Bruno Tertrais, maître de recherches à la Fondation pour la recherche stratégique. Il y a davantage d'Etats nucléaires et davantage de pays protégés par la dissuasion américaine.»

Folamour nord-coréen

L'accord signé avec l'Iran à la mi-juillet a pu rassurer la communauté internationale. Or, si «vu d'Occident, le nucléaire iranien constitue la principale menace, répète souvent à ses visiteurs Yukiya Amano, le directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), vu d'Orient, l'urgence est asiatique.» Amano est un enfant tourmenté de la bombe. Spécialiste de prolifération nucléaire depuis ses études, le patron de l'AIEA est né après le largage de «Little Boy» sur son pays. Il a grandi dans la conscience de l'horreur nucléaire. Ce n'est donc pas un hasard si la communauté internationale a nommé ce Japonais du «Jour d'après» gendarme de l'atome civil et militaire. Aujourd'hui, Yukiya Amano, adepte du «plus jamais ça», est à la tête d'un des rares organismes mondiaux primés par un Nobel et dont les pouvoirs coercitifs ont prouvé qu'ils pouvaient coûter chers à des Etats voyous.

L'agence a pourtant bien du mal à désarmer les voisins immédiats de l'archipel nippon, qui courent toujours après la bombe. Elle n'est pas parvenue à engager des discussions tangibles avec l'imprévisible trublion Folamour nord-coréen. Après l'accord signé avec l'Iran, Pyongyang a rappelé que les armes atomiques dont s'est doté son régime n'étaient pas des «jouets» et leur avenir pas sujet à négociation, selon Ji Jae-ryong, l'ambassadeur nord-coréen en Chine.

Le programme nucléaire nord-coréen influence toute la sécurité régionale. Il pousse à la surenchère. En 2003, le régime stalinien s’est retiré du Traité de non-prolifération (TNP), ce précieux acquis de la guerre froide sur lequel repose le fragile équilibre de la terreur. En 2009, il a mis dehors les inspecteurs de l’AIEA, avant de remettre en route son usine de retraitement du combustible et l’accélération de son programme d’enrichissement d’uranium l’année d’après. Il y a trois ans, il procédait à son troisième essai nucléaire, en violation des résolutions du Conseil de sécurité de l’ONU.

«Pyongyang est en passe de se doter d'une capacité nucléaire opérationnelle, explique Bruno Tertrais. Dans ce contexte, la disponibilité du régime nord-coréen à prendre des risques stratégiques est inquiétante.» Il serait parvenu à confectionner entre 6 et 8 têtes nucléaires et a probablement bénéficié de conseils techniques iraniens pour faire voler ses missiles. Il n'est évidemment pas prêt à des concessions.

«A moins de vouloir se suicider, le régime a tout à perdre à négocier une totale dénucléarisation. C'est le premier enseignement que la Corée du Nord a tiré du désarmement entrepris par Kadhafi après 2001 : il ne faut jamais faire confiance à l'Occident», expliquait, il y a deux ans dans ces colonnes, Andreï Lankov, historien de l'université Kookmin, à Séoul. «La Corée du Nord est donc l'échec le plus cuisant de Yukiya Amano, qui n'arrive toujours pas à reprendre langue avec Pyongyang», insiste une source proche de l'AIEA. Il n'a pourtant pas ménagé ses efforts. Mais face à un pouvoir paranoïaque à l'extrême et alors que les Américains se sont désengagés des discussions, sa mission peut paraître impossible.

Dans le sillon nord-coréen, le panorama régional n'est guère plus reluisant. L'année dernière, l'arsenal nucléaire chinois a encore augmenté. Selon le Sipri, Pékin disposerait de 260 ogives. «Personne ne connaît avec certitude l'évolution du nombre d'armes de la Chine, ni avec précision sa logique stratégique, juge Bruno Tertrais. C'est la plus opaque des puissances nucléaires.»

«Équilibre de la terreur»

Elle vend ses centrales au Pakistan dans des conditions commerciales opaques, ce qui engendre des risques de prolifération. L'Inde tente toujours de posséder autant de têtes nucléaires que son grand rival frontalier, sans vraiment y parvenir. La première en aligne entre 90 et 110, contre 100 à 120 pour son voisin musulman. «Ils augmentent tous deux leurs capacités de production d'armes nucléaires et développent de nouveaux systèmes de lancement de missiles», note le Sipri dans son dernier rapport.

Dans son essai la Menace nucléaire (2011), Bruno Tertrais n'hésitait pas à comparer ce face-à-face indo-pakistanais avec «l'équilibre de la terreur» en vigueur entre les Etats-Unis et l'URSS au temps de la guerre froide. Depuis que les deux frères ennemis asiatiques ont accédé à la capacité nucléaire, ils ont connu trois crises frontalières sévères qui ont mobilisé l'essentiel de leurs troupes et mis en alerte leurs forces nucléaires, sans jamais se lancer dans des affrontements ouverts. Est-ce le fruit de la dissuasion ?

Seule éclaircie dans une Asie nucléarisée, la Birmanie s’est normalisée. Jusqu’en 2011, la junte avait développé un mini programme clandestin, avec très probablement un soutien nord-coréen. Mais en 2012, à la suite de la visite historique du président américain Barack Obama à Rangoun, les inspecteurs de Vienne ont fait rentrer les militaires birmans dans le rang.