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Décryptage

Comment l'enquête contre Netzpolitik est devenue une affaire d'Etat

Accusé de «haute trahison», le blog allemand fait l'objet d'une large vague de soutien. Et le limogeage du procureur fédéral, mardi, n'a pas fait taire les critiques, qui visent désormais le gouvernement d'Angela Merkel.
Le 1er août à Berlin, lors d'une manifestation pour la liberté de la presse. Sur la pancarte : «Trahison». (Photo Britta Pedersen. DPA. AFP)
publié le 5 août 2015 à 16h45

De vives protestations d'un grand nombre de médias allemands, un tir nourri de l'opposition, une manifestation samedi dernier à Berlin et, ce mardi, un procureur fédéral mis d'office à la retraite : en quelques jours, l'enquête pour «haute trahison» ouverte à l'encontre de deux journalistes du blog Netzpolitik.org et de leur source «inconnue» est devenue une affaire d'Etat.

Lancé en 2002, récompensé à plusieurs reprises, Netzpolitik s'est fait une spécialité de la défense des libertés fondamentales sur Internet, et a publié plusieurs enquêtes sur des affaires de surveillance numérique. Ce sont ses révélations sur les activités de l'Office fédéral de protection de la Constitution (Bundesamt für Verfassungsschutz ou BfV), le renseignement intérieur allemand, qui ont valu à Markus Beckedahl, le fondateur et rédacteur en chef du site web, et au journaliste Andre Meister de se retrouver dans l'œil du cyclone.

Qu’est-ce qui est reproché à Netzpolitik ?

Le 25 février dernier, Netzpolitik révèle l'existence d'un budget secret alloué en 2013 par le BfV à la surveillance et à l'exploitation de vastes quantités de données numériques, notamment sur les réseaux sociaux. Deux mois plus tard, le 15 avril, il dévoile en détail l'organisation d'une unité du BfV dédiée à «améliorer et étendre ses capacités de surveillance sur Internet», y compris par des «méthodes non conventionnelles». A chaque fois, le site reproduit les documents originaux, une pratique devenue courante depuis les révélations d'Edward Snowden sur la NSA.

Dès février, Hans-Georg Maaßen, le président du BfV, porte plainte contre X pour divulgation de «secrets d'Etat». Le 13 mai, le procureur fédéral allemand, Harald Range, ouvre une enquête pour «haute trahison». L'information fuite début juillet, mais selon la presse allemande, seule la source potentielle est visée. Netzpolitik dénonce alors une «tentative d'intimidation» et un «effet dissuasif» sur les journalistes et leurs sources. Jeudi 30 juillet, Beckedahl et Meister apprennent par courrier qu'ils sont également ciblés. Ils risquent de un à quinze ans de prison, voire plus.

Y a-t-il des précédents ?

La dernière fois qu'un média allemand a été accusé de «haute trahison»Landesverrat, en version originale –, c'était en 1962, dans l'affaire dite «du Spiegel». L'hebdomadaire avait publié, en pleine crise des missiles de Cuba, des documents confidentiels révélant les carences de la défense ouest-allemande. Ses locaux avaient été fouillés, et plusieurs de ses responsables incarcérés. Entachée d'irrégularités, l'enquête avait provoqué des manifestations dans tout le pays, et fini par coûter son poste au ministre de la Défense de l'époque, Franz Josef Strauß. En 1965, la Cour fédérale avait finalement jugé que rien n'établissait la divulgation de secrets d'Etat.

«Jusqu'ici, nous ne connaissions ce chef d'accusation que par les cours d'histoire», expliquait Andre Meister à Libération en fin de semaine dernière. Mais les autorités allemandes avaient, à tout le moins, déjà fait montre de nervosité sur ces sujets. En octobre, suite à des fuites dans la presse concernant la collaboration du renseignement extérieur allemand, le BND, avec la NSA américaine, le directeur de la Chancellerie, Peter Altmaier, avait ainsi menacé de poursuites la commission d'enquête parlementaire chargée des affaires de surveillance.

Comment a réagi l’opinion publique ?

L'annonce de l'enquête visant Beckedahl et Meister a suscité à partir de jeudi dernier une vague d'indignation outre-Rhin, de très nombreux médias protestant contre une atteinte à la liberté de la presse, et certains d'entre eux reproduisant les documents incriminés. Plusieurs responsables politiques se sont également exprimés, notamment dans l'opposition : la députée verte Renate Künast a ainsi dénoncé une «disgrâce constitutionnelle». Samedi, une manifestation de soutien à Netzpolitik a rassemblé plus de 2 000 personnes à Berlin. Le contexte est d'autant plus tendu qu'en juin, le même Harald Range avait classé l'enquête sur l'espionnage du portable d'Angela Merkel par la NSA.

Au-delà, l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) s'en est également mêlée : mardi, sa représentante pour la liberté de la presse, Dunja Mijatovic, s'est inquiétée, dans un courrier au ministre allemand des Affaires étrangères, d'un «effet général glaçant pour les journalistes effectuant du journalisme d'investigation». Et plus de 150 journalistes, un peu partout dans le monde, ont déjà signé un appel pour demander «l'arrêt des poursuites contre les journalistes de Netzpolitik.org», rendu public ce mercredi, notamment par Libération.

Pourquoi le procureur fédéral a-t-il été limogé ?

La tournure prise par «l'affaire Netzpolitik» a vite embarrassé aussi bien Harald Range que le ministre de la Justice (SPD), Heiko Maas. Vendredi, le procureur fédéral annonçait la «suspension» de l'enquête ; dans les faits, il s'agissait simplement d'attendre l'arrivée d'une «expertise indépendante» chargée d'établir si Netzpolitik a, oui ou non, divulgué des secrets d'Etat – une première expertise demandée au président du BfV ayant, elle, déjà conclu par l'affirmative.

«Suite au tollé, le ministre de la Justice a voulu mettre un terme à cette [seconde] expertise, et prévoyait de livrer la sienne demain, laquelle aurait conclu qu'il n'y avait pas eu divulgation de secrets d'Etat, explique aujourd'hui Andre Meister à Libération. Mais l'expert inconnu a finalement livré des résultats préliminaires allant dans le sens contraire, et Maas et Range se sont affrontés sur le sujet.» Ce mardi, le procureur fédéral a publiquement accusé sa tutelle d'«attaque intolérable contre l'indépendance de la justice» – un point de vue battu en brèche par plusieurs médias, qui soulignent que le Parquet allemand n'est pas indépendant du pouvoir politique –, à la suite de quoi Heiko Maas a annoncé, dans l'après-midi, sa mise à la retraite anticipée.

De fait, le limogeage de Range par Maas – «en accord avec la Chancellerie», a précisé ce dernier dans son communiqué – n'a pas calmé les esprits, une bonne partie de la presse, tous bords politiques confondus, dénonçant désormais la réaction tardive d'un ministre pourtant au fait de l'enquête depuis deux mois. Maas «n'a pas donné d'instructions claires, jusqu'au moment où l'affaire a été rendue publique», relève ainsi le conservateur Die Welt.

Que va-t-il se passer maintenant ?

En tout état de cause, Harald Range va être remplacé et il reviendra à son successeur, le procureur général de Munich, Peter Frank, de mettre le cas échéant un terme à l'enquête. Au-delà, les conséquences politiques n'ont sans doute pas fini de se faire sentir, aussi bien pour le ministre de la Justice, désormais sous le feu des critiques, que pour le ministre de l'Intérieur, Thomas de Maizière. Ce dernier, réputé proche d'Angela Merkel, ne pouvait ignorer la plainte déposée par le président du BfV, dont il est l'autorité de tutelle.

Les journalistes de Netzpolitik, eux, espèrent désormais que l'enquête «sera arrêtée tôt ou tard». «D'un côté, nous sommes toujours écœurés de devoir faire face à la possibilité d'une peine de prison juste pour avoir fait notre travail, et nous devons nous attendre à être surveillés 24 heures sur 24, soupire Andre Meister. Mais de l'autre, le soutien est impressionnant.» En quelques jours, le site, qui vit des dons de ses lecteurs, a récolté plus de 100 000 euros. De quoi l'encourager à continuer – ce qui est bien son intention.