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Libération
interview

Denis Lefebvre : «Le canal devait relier l’Orient et l’Occident»

L’historien et journaliste revient sur les origines du «canal des deux mondes» inauguré en 1869, qui dépassa vite la dimension franco-égyptienne et fut déterminant pour le commerce mondial.
Les autorités tablent sur le passage (peu réaliste) de 90 bateaux par jour en 2023, contre moins de 50 actuellement. (Photo Nariman El-Mofty. AP)
publié le 5 août 2015 à 19h46

Denis Lefebvre, auteur notamment des Secrets de l'expédition de Suez (Perrin, 2010), retrace l'histoire de ce canal inauguré le 17 novembre 1869, devenu un symbole du XIXe siècle et de ses rêves industriels, puis, au XXe siècle, de la décolonisation et de l'émergence du tiers-monde.

En quoi le canal de Suez a-t-il été un défi technologique majeur ?

L’opération était délicate. Il fallait non seulement creuser un canal approprié à la grande navigation entre la Méditerranée et la mer Rouge dans le désert, mais aussi veiller à ce qu’il ne puisse pas s’ensabler immédiatement. Un marin de l’époque a évoqué sa trop faible profondeur. Son entretien aussi fut une prouesse, d’autant qu’il a fallu encore creuser par la suite pour que de plus grands bateaux puissent l’emprunter.

D’entrée de jeu, son rôle a été déterminant pour le commerce mondial. Auparavant, les navires européens devaient faire le tour de l’Afrique s’ils voulaient atteindre le Moyen-Orient et l’Asie. Même les Britanniques, au départ sceptiques, ont fini par voir l’intérêt d’une telle construction pour rapprocher Londres de l’Inde. Ils ne voyaient pas d’un très bon œil cette incursion des Français dans une zone qu’ils considéraient être sous leur influence. Peut-être auraient-ils préféré avoir eux-mêmes initié ce projet.

C’était donc surtout une affaire française ?

Le rôle du diplomate français Ferdinand de Lesseps (1805-1894), père du projet, a été essentiel. Il était un parent de l’impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, et il entretenait de bonnes relations avec l’Egypte, en particulier avec le vice-roi de l’époque, Mohammed Saïd Pacha. C’est grâce à ce dernier que Ferdinand de Lesseps a obtenu, le 30 novembre 1854, l’accord pour la construction du canal. En novembre 1858, la Compagnie universelle du canal maritime de Suez est créée et, un an plus tard, les travaux ont commencé.

Ferdinand de Lesseps est venu en Egypte avec la volonté saint-simonienne «d'ouvrir le monde» [les économistes adeptes du saint-simonisme sont alors les grands promoteurs du progrès industriel, ndlr]. Au départ, c'était surtout une affaire franco-égyptienne. Mais la dimension internationale a été tout de suite perceptible. Le 17 novembre 1869, jour de l'inauguration, le canal a accueilli des navires de toute l'Europe, avec en tête le yacht impérial français l'Aigle. A son bord, l'impératrice Eugénie. Ce n'était pas pour rien si le canal a été très vite surnommé «le canal des deux mondes». Il devait relier l'Orient et l'Occident. Le canal était rassurant pour les Français d'un point de vue psychologique. Mais l'argument économique était très présent dès le début. Jusqu'à la nationalisation du canal, il rapportait de l'argent à la France, indirectement, grâce à ses actionnaires.

Quel était l’intérêt de l’Egypte de reprendre la main sur le canal ?

Depuis sa nationalisation par Gamal Abdel Nasser le 26 juillet 1956, le canal de Suez est devenu une affaire égyptienne, et désormais tous les bénéfices des passages reviennent à ce pays. Mais cette décision était au moins aussi politique qu’économique. Nasser voulait ainsi affirmer son rôle dans le monde arabe mais aussi se poser en leader du tiers-monde. D’ailleurs, il n’a pas manqué de ponctuer le discours d’Alexandrie d’éclats de rire, en un clair défi. Son but était en quelque sorte de venger l’Egypte des humiliations du passé et du colonialisme. Il donnait une leçon de puissance aux Occidentaux. Mais il est clair que le statut du canal dépasse les intérêts de chaque pays. En ce sens, sa dimension internationale est totale.