Coup sur coup, deux attentats ont secoué Istanbul lundi matin mais la portée réelle des deux opérations, pour spectaculaires qu’elles soient, est restée limitée. L’une, une attaque suicide avec une voiture piégée, visait dans la nuit un poste de police du quartier de Sultanbeyli sur la rive asiatique de la mégalopole du Bosphore. Dix personnes ont été blessées dont trois policiers. Une bataille rangée a ensuite opposé les assaillants à la police toute la nuit. Outre le kamikaze, deux militants ont été tués dans les affrontements.
La seconde, dans la matinée, ciblait le consulat américain d’Istanbul, énorme bâtisse surprotégée dans le quartier d’Istinye. Deux personnes ont ouvert le feu de loin et les policiers ont aussitôt répondu aux tirs, blessant l’un des assaillants, une jeune femme arrêtée peu après. Un groupe d’extrême gauche, le Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple (DHKP-C), a revendiqué l'attaque – ce groupe radical avait déjà revendiqué en 2013 un attentat-suicide contre l’ambassade des Etats-Unis à Ankara qui avait provoqué la mort d’un agent de sécurité turc.
Le PKK, cible de l’armée turque
La première attaque, celle contre le poste de police, porte la marque du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), la guérilla kurde en lutte contre Ankara depuis 1984. Ce conflit a fait déjà plus de 40 000 morts. Quelques heures plus tard, à Sirnak, petite ville à majorité kurde du Sud-Est limitrophe de l’Irak et de la Syrie, un engin explosif placé au bord de la route détruisait un véhicule blindé de la police tuant ses quatre occupants. Ces opérations de la guérilla kurde répondent aux raids aériens turcs qui, depuis le 24 juillet, ciblent les positions du PKK aussi bien dans ses bases arrière des montagnes de Qandil en Irak du Nord que dans les montagnes de l’Est de la Turquie.
La «guerre contre le terrorisme» lancée par Ankara est censée viser aussi bien les jihadistes de l'Etat islamique que les rebelles kurdes. Mais ceux-ci sont l'objectif principal de l'aviation turque. L'armée a affirmé dimanche avoir tué depuis le début de leurs opérations quelque 390 combattants du PKK mais un tel bilan est impossible à vérifier. Le PKK reste classé comme une organisation terroriste par les Etats-Unis comme par l'Union européenne. Mais ses combattants, qui aident le parti frère syrien PYD, affrontent au sol, au nord de la Syrie comme en Irak, les jihadistes avec le soutien de la coalition internationale montée par Washington contre l'EI. D'où l'embarras croissant de l'administration américaine vis-à-vis des autorités turques, qu'elle appelle à mener une «réponse proportionnée» aux attaques du PKK sans pour autant les désavouer.
Des négociations enlisées
Ces attaques risquent de donner le coup de grâce au processus de paix amorcé à l’automne 2012 par des négociations directes entre des représentants du président islamo-conservateur turc, Recep Tayyip Erdogan, alors Premier ministre, et le leader emprisonné du PKK, Abdullah Ocalan, condamné à perpétuité. Ce dernier avait appelé en mars 2013 à un cessez-le-feu et à miser sur la lutte politique. Mais les négociations se sont enlisées et le processus était déjà moribond au printemps quand Erdogan, avec une nouvelle volte-face, joua à fond la carte nationaliste espérant récupérer ainsi des voix pour obtenir lors du scrutin législatif du 7 juin, une majorité des deux permettant une révision de la constitution et l’instauration d’un régime présidentiel.
Son parti, l'AKP, au pouvoir depuis 2002, n'a même pas obtenu la majorité simple même s'il reste la première force politique du pays avec 40,8% des voix. D'où le risque bien réel de nouvelles élections anticipées si aucune coalition n'est possible avant le 23 août. Dans cette hypothèse, Erdogan espère, en se posant en chef de guerre, faire jouer les réflexes nationalistes d'une majorité de l'opinion et surtout mettre en difficulté le parti kurde HDP (Parti démocratique des peuples). Longtemps vitrine politique du PKK mais désormais ouvert à toutes les diversités, ce parti a engrangé 13% des voix et 80 députés, privant l'AKP de sa majorité. Il les perdra tous s'il ne franchit pas le seuil minimum de 10% des voix. «Ils ont perdu le pouvoir et c'est pour cela qu'ils veulent la destruction de notre parti», répète Selahattin Demirtas, 42 ans, coprésident du HDP, qui risque de perdre son immunité parlementaire, accusé de troubles à l'ordre public pour de violentes manifestations à l'automne dernier.
Dans l'attente d'Ocalan
Mais si les risques d'escalade sont bien réels, pour le moment, chacune des parties engagées dans ce bras de fer – le PKK, le HDP et l'AKP au pouvoir – semble encore vouloir éviter l'irréparable et un embrasement. «La guérilla n'a pas encore commencé à combattre, pour le moment, nous nous contentons de répondre aux attaques de l'ennemi et organiser notre légitime défense», déclarait il y a trois jours Duran Kalkan, le numéro 3 du PKK. Jusqu'ici, les attaques très ciblées ont visé des militaires et des policiers. Le PKK fait aussi très attention à éviter tout ce qui pourrait nourrir les accusations de «terrorisme» alors même qu'il tente de se poser en interlocuteur crédible et il affirme être prêt à reprendre le processus de paix. Tout aussi prudent est Selahattin Demirtas, dont la marge de manœuvre est étroite. Un alignement pur et simple sur le PKK serait sa mort politique mais il ne peut pas non plus le désavouer. Habilement, il reconnaît «le droit de l'Etat à se défendre» tout en critiquant haut et fort le bellicisme d'Erdogan. Et il joue à fond la carte de la bataille pour la paix. «Cette guerre n'est pas la nôtre et nous ne vous permettrons pas de la faire. Il ne s'agit de défendre la patrie mais votre palais», martèle Demirtas.
En cas de nouvelles élections, son parti pourrait même encore améliorer son score. Quant à Recep Tayyip Erdogan, au-delà de sa rhétorique enflammée, il rappelle être personnellement contre toute dissolution de parti, donc y compris le HDP. «Si les choses continuent ainsi, le processus de paix est mort», a-t-il menacé. Mais c'est aussi une manière de dire qu'il est encore possible d'agir. Ankara est sous la pression des Américains comme des Européens pour ne pas briser les ponts sur la question kurde. Et il reste encore un ultime acteur qui jusqu'ici est resté dans le silence : Abdullah Ocalan. Plusieurs fois, depuis sa prison, le leader historique de la guérilla était intervenu pour sauver un processus de paix dont il espère à terme une mise aux arrêts domiciliaires. Beaucoup maintenant attendent son nouveau message.