Nazdar et Délo sont deux sœurs, yézidies. La première a 22 ans, la seconde 18 ans. Elles ont été captives de l’Etat islamique (EI) pendant neuf mois. La nuit du 26 avril, avec leur mère, également prisonnière, elles sont parvenues à se défaire des griffes de l’organisation terroriste en marchant à travers champs jusqu’à un check-point tenu par les soldats kurdes irakiens.
Avec un groupe d’évadés, elles ont profité de l’obscurité pour franchir les lignes de front, à quelques kilomètres du village où elles étaient retenues, avant d’être évacuées. Sous la tente où elles ont trouvé refuge, dans le camp d’Essia, dans le nord du Kurdistan irakien, seule Délo se présente. Nazdar n’en a pas la force, elle reste cachée. Depuis leur libération, l’aînée ne parle plus, ne dort plus, ne mange plus.
Coups. Leur cauchemar commence le 3 août 2014, quand l'Etat islamique attaque la ville de Sinjar. La famille de Délo et Nazdar n'a pas le temps de fuir. Trois autres de leurs sœurs, un frère, leur père, leur mère et leur grand-père sont capturés avec elles. Les hommes et les femmes sont immédiatement séparés.
Dès le début de sa captivité, Nazdar est envoyée en Syrie. Pendant trois mois, elle y est torturée et violée avant d’être renvoyée, détruite, auprès de sa mère. Celle-ci est restée en Irak, non loin de Sinjar. Elle y garde les moutons des hommes de l’Etat islamique et vit seule dans une petite maison. La vieille femme, considérée comme trop faible pour s’échapper, dispose d’une liberté relative. Nazdar, elle, arrive à peine à marcher, le dos meurtri par les coups reçus pendant sa détention. Elles n’ont aucune nouvelle de leurs proches captifs.
Selon le gouvernement kurde irakien, 3 000 Yézidis - Kurdes adeptes d'une religion préislamique - sont encore prisonniers de l'Etat islamique. Comme Délo, Nazdar et leur mère, 2 000 ont réussi à s'échapper. Dans un rapport, Human Right Watch fait état de centaines de Yézidies, parfois n'ayant pas 10 ans, mariées de force ou violées de façon quasi systématique. Contrairement à sa sœur et à la majorité des survivantes, Délo a eu plus de chance : elle n'a pas été maltraitée. La jeune fille semble fragile et discrète. Seules ses mains, qu'elle tord sans arrêt, trahissent son anxiété. Quand elle évoque «les monstres de Daech», elle précise aussi «qu'ils ne sont pas tous pareils. Il y en a qui sont biens».
Peu de jours après sa capture, Délo est présentée dans un «lot» lors d'une vente aux enchères devant des membres de l'organisation terroriste. Malade, terrorisée, ils la délaissent, à la recherche de jeunes femmes robustes. Finalement, elle est achetée par un responsable de l'organisation. Très vite, l'homme, âgé de 80 ans, tente de la rassurer. «Il m'a dit : "N'aie pas peur, je vais t'aider."» Elle ne le croit pas et ne cesse de s'évanouir. «Il m'a répété : "Ma fille, je vais t'emmener chez le médecin et je te jure que je vais te renvoyer parmi les tiens."»
«Cadeaux». Pendant quinze jours, Délo vit avec la famille de l'émir. Elle qui préparait son bac avant l'attaque doit maintenant lire le Coran, apprendre des sourates par cœur et s'adonner aux cinq prières quotidiennes en vue de son passage devant le «tribunal de la charia». L'institution doit déterminer si oui ou non Délo s'est bien convertie à l'islam.
Au début, elle refuse. Le vieil homme menace de la renvoyer ou de la dénoncer. Puis il fait appel à la mère de la jeune fille, qui vit à quelques kilomètres de chez lui. Cette dernière finit par convaincre son enfant d'obéir. «Il n'était pas d'accord avec ce que faisait Daech. Il nous disait qu'il ne voulait pas nous nuire. Qu'il voulait mourir en paix. Un jour il m'a dit : "Prie pour moi, que Dieu me pardonne."»
Petit à petit, l'émir et la jeune Yézidie apprennent à se connaître. Il lui promet : «Je ne te forcerai pas à m'épouser.» Le jour de l'examen, le vieil homme témoigne de la bonne volonté de Délo, alors que celle-ci n'a pas montré une grande assiduité dans ses études coraniques. Dans la foulée, il l'autorise à retourner auprès de sa mère. Le vieil homme continuera de lui rendre visite. «Pour la fête de l'Aïd, il nous a apporté de la viande et des cadeaux», sourit-elle. L'émir lui répète : «Si jamais un membre de l'Etat islamique t'ennuie, toi ou ta famille, dis-le moi. Personne n'en a le droit.» Finalement, un autre responsable exige de se marier avec Délo. Les tentatives de son protecteur d'empêcher cette union échouent. Peu de temps avant le mariage, avec sa mère et sa sœur, elle fuit en pleine nuit.
Délo ne pardonne pas. Mais si un jour Daech est vaincu et qu'elle peut revoir l'émir, Délo lui dira merci. «Par contre, je ne l'aiderai jamais. Il a été bon avec moi, mais il a participé aux crimes.»