Sale temps pour les démagogues… Dans sa cruauté nue, la crise grecque a agi comme un crash test pour les idées fausses, les promesses intenables et les rhétoriques venteuses. Quelques semaines après la nuit des longs sanglots, quand Aléxis Tsípras, le champion de l’anti-austérité, a accepté en quelques heures ce qu’il vouait depuis six mois aux gémonies, il est possible de tirer des leçons d’une tragédie européenne qui ne laisse aucune force politique indemne.
La droite girouette
Pour le fun, on mentionnera d'abord le stand-up surréaliste de Nicolas Sarkozy pendant cette crise, où son expérience de président aurait pourtant dû lui éviter le ridicule. Voyant que François Hollande négociait avec Angela Merkel dans la discrétion, il a commencé par se plaindre du mutisme de la France. Mais quand le président français a parlé, faisant entendre une voix distincte, il l'a aussitôt accusé de briser le couple franco-allemand. Quand la rupture avec la Grèce semblait proche, il a plaidé pour un Grexit, imité en cela par le Figaro, Valeurs actuelles et l'Opinion, le chœur des vierges sarkozystes. Mais quand l'accord s'est conclu, il a fait monter en première ligne son comparse Brice Hortefeux pour expliquer que l'arrangement qu'il condamnait deux jours plus tôt avait été trouvé sous son influence ! La ligne politique du leader de l'opposition était clownesque mais claire : on dit n'importe quoi, du moment qu'on dit du mal de Hollande. Si le Président multipliait les pains, Sarkozy l'accuserait de ne pas savoir faire de la brioche. S'il marchait sur l'eau, Hortefeux clamerait qu'il ne sait pas nager. Il est vrai qu'en tournant au gré du vent, Sarkozy a fini par trouver la position juste, celle de Hollande. Partisan du Grexit, Alain Juppé, lui, a été constant dans l'erreur.
L’embarras souverain
Les souverainistes ne s'en sont pas mieux tirés. Depuis l'origine, ils expliquent que les nations de la zone euro se porteraient infiniment mieux si elles en sortaient, que la monnaie unique est un carcan et les règles communes autant de chaînes qu'il faut briser. Et voilà qu'après avoir prononcé réquisitoire sur réquisitoire contre la politique européenne, Aléxis Tsípras, mis au pied du mur, décide de rester dans l'euro, en dépit des conditions draconiennes qui lui sont imposées. Est-il devenu fou ? «On lui a mis le pistolet sur la tempe», dit Jean-Luc Mélenchon. Il ne tenait qu'à lui d'écarter ce pistolet en négociant un Grexit temporaire et ordonné, ce que ses interlocuteurs allemands lui ont proposé.
Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Pourquoi a-t-il choisi l’austérité dans l’Europe plutôt que l’autonomie et la dévaluation au dehors ? Les crises sont un laboratoire : on y teste les politiques en grandeur nature. Si Tsípras a choisi l’euro, c’est évidemment parce qu’il pensait que c’était l’intérêt de son peuple, en dépit de la potion amère qu’on lui présentait. Pourquoi ? Parce que la sortie de l’euro obligeait la Grèce à négocier ses emprunts non plus avec l’Europe mais avec les marchés, autrement plus rigides que les gouvernements. Parce que le retour à la drachme aurait causé une aggravation soudaine de la crise financière, les Grecs préférant une monnaie forte, l’euro, à une monnaie faible, la drachme. Parce que la dévaluation aurait provoqué, par renchérissement des produits importés, une baisse du pouvoir d’achat probablement plus brutale que celle qui découle des mesures imposées par l’Europe. Enfin parce que Tsípras, tout radical qu’il puisse être, considère que ce serait prendre une responsabilité historique trop grave que de répudier une Union voulue par son peuple et par plusieurs générations de responsables, qui garantit la paix sur le continent et oblige les nations contractantes à la solidarité (en l’occurrence, les 80 milliards d’euros supplémentaires concédés à la Grèce par ses partenaires).
Les souverainistes français diront que la situation de la France n’est pas la même, qu’une sortie de la zone euro serait bénéfique à une économie puissante mais handicapée par son taux de change. Est-ce si sûr ? La dévaluation a déjà eu lieu vis-à-vis des nations non européennes, par le truchement de la baisse de l’euro. Le retour au franc ne serait d’aucune utilité contre les produits chinois ou japonais. Reste le taux de change intra-européen que l’euro interdit de modifier. Mais est-on certain qu’une dévaluation empêcherait les Français d’acheter des produits allemands, dont la compétitivité tient largement à leur qualité ? L’expérience montre aussi qu’une dévaluation, pour réussir, doit être accompagnée d’un plan de rigueur. Pour lutter contre l’austérité, on commencerait donc par la renforcer… Etrange médication.
La France, enfin, ne pourrait arguer de cette sortie de l’euro pour réduire ses dettes, comme la Grèce l’aurait fait si elle avait choisi cette voie. Le défaut est interdit à un grand pays comme la France, qui doit honorer sa parole. Inchangée, la dette en question, par l’effet de la dévaluation, coûterait plus cher à rembourser. Pour s’affranchir du fardeau de l’endettement, on commencerait par l’alourdir… Il est vrai que les souverainistes n’ont que faire de ces arguments rationnels. Ils sont nationalistes. Que l’Europe fonctionne bien ou mal, ils n’en ont cure. Ils la tiennent pour l’ennemie de la nation. L’exemple Tsípras tend à démontrer que la sortie de l’euro serait une catastrophe? Aucune importance : il faut défendre coûte que coûte l’identité française, au besoin contre l’intérêt de la France.
L’erreur radicale
Voici un syllogisme auquel Jean-Luc Mélenchon se gardera bien de répondre : il faut soutenir Aléxis Tsípras, nous a-t-il dit ; or Tsípras a choisi l'austérité ; la gauche radicale doit donc soutenir l'austérité… On peut se tortiller dans tous les sens, cette logique est implacable. A moins, bien sûr, de déclarer qu'Aléxis Tsípras est un traître. Après tout, cela fait trois ans que la gauche radicale dénonce les «trahisons» de Manuel Valls et de François Hollande. Alors, que dire de Tsípras, qui s'est beaucoup renié en une nuit ? L'expérience grecque oblige la gauche radicale, une fois n'est pas coutume, à prendre en compte la réalité. Or la réalité, c'est qu'il était illusoire, trompeur, pour ne pas dire démagogique, de promettre aux Grecs la fin de l'austérité. Un endettement double du PIB, même si on réussit à le réduire, implique par définition de nouveaux efforts. Sauf à sortir de l'euro, il n'y avait pas d'autre voie que de trouver un compromis avec l'Union européenne, seule institution qui soit prête à aider les Grecs. Et ce compromis incluait, par définition, une certaine dose d'austérité, ce qu'il ne fallait pas cacher aux électeurs pendant la campagne.
La deuxième erreur de Tsípras a été d’attendre. Il eût mieux valu conclure vite, à un moment où les perspectives de croissance étaient meilleures, où il n’y avait pas de panique financière, où les partenaires de la Grèce n’étaient pas encore exaspérés par les palinodies d’un ministre des Finances aussi médiatique que finalement nuisible. Tsípras ne l’a pas voulu. Il a fait traîner les discussions, il a finassé, il a bluffé, il a joué au poker avec l’avenir de la Grèce. Et quand il a fallu abattre les cartes, chacun a vu qu’il n’avait qu’un deux de trèfle. Le peuple grec paie aujourd’hui l’addition. Du coup, c’est la gauche réformiste qui doit maintenant soutenir Tsípras, bien plus que la gauche radicale, plus syriziste que Syriza, qui a voté «non» au plan de sauvetage, c’est-à-dire, en fait, «oui» au Grexit.
Résigné au réalisme, Tsípras n’a pas tout perdu. Au contraire : il a obtenu 80 milliards (pour un PIB grec de 270 milliards….). Il a éliminé les clauses les plus humiliantes de l’accord. Il a fait admettre le principe d’une nouvelle restructuration de la dette. Il s’agit maintenant d’aider le nouveau réformiste d’Athènes à obtenir un allégement de sa dette et un assouplissement de certaines conditions exigées par les créanciers.
Au fond, il n’y a que deux défenseurs efficaces du peuple grec aujourd’hui en Europe : Matteo Renzi et François Hollande, qui prêchent pour une plus grande bienveillance envers la Grèce. Quant à la gauche radicale en France, elle doit réfléchir à un point fondamental : l’expérience grecque démontre qu’un pays trop endetté perd sa souveraineté. Elle a beau pousser des cris d’orfraie, excommunier ses adversaires, user d’une éloquence vengeresse, à la fin des fins, ce sont ses créanciers qui décident de son sort. La leçon vaut pour la France. Toute politique qui tend à accroître la dette publique menace la souveraineté française. Ainsi, à la gauche de la gauche, ceux qui réclament de manière obsessionnelle un accroissement des dépenses publiques tendent à accroître la dépendance du pays.
L’Europe des comptables
Il n’y avait sans doute pas d’autre compromis possible, tant était forte l’opposition de la droite européenne à un nouveau sauvetage de la Grèce. Mais en obtenant satisfaction de cette manière aussi coupante, les Schaüble, les Tusk, les Dijsselbloem, ces croisés des règles et de l’austérité, ont fait un mal considérable à l’Europe politique. Pour l’opinion, dans plusieurs pays du sud du continent, ou bien en France, l’Europe ressemble à une Mère Fouettarde qui passe son temps à traquer les déviants. Croit-on que ce soit la meilleure manière de redorer le blason de l’Union ? C’est affaire de forme et de fond. Les clauses humiliantes proposées à la Grèce déprécient aussi ceux qui les mettent en avant. Ainsi pour résoudre un conflit, il faut passer par les Fourches Caudines ? Quel argument en or pour les nationalistes ! Ainsi la solidarité qui doit relier tous les membres d’une Union monétaire est si difficile à obtenir ? Quelle déception pour les Européens sincères, qui croient à la convergence des intérêts et des sollicitudes ! Il est temps que l’Union se décide à montrer à ses peuples un visage plus avenant, plus bienveillant, plus conforme aux valeurs qui unissent le continent. En aidant mieux la Grèce.