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Libération
Reportage

Face aux migrants, la Hongrie se barricade

Depuis juillet, Budapest dresse à sa frontière avec la Serbie un mur de fil de fer hérissé de lames pour bloquer les réfugiés en route vers l’espace Schengen.
Un section de la clôture, près de Kelebia, en Hongrie. (Photo Sandor Ujvari. AP)
publié le 12 août 2015 à 19h26

Il surgit comme un géant, se dresse sur la route, lève les yeux au ciel vers la lumière aveuglante. La sueur coule sur son visage. Dans ses bras, il tient sa fille, Chanel, un bébé de 8 mois. Derrière, deux jeunes femmes suivent. Sali est guinéen. Après avoir traversé la Grèce, la Macédoine et la Serbie, lui et sa famille s'apprêtent à franchir une nouvelle étape : l'entrée dans l'espace Schengen. Mais il y a un obstacle. Le poste-frontière d'Asotthalom (sud de la Hongrie), situé vingt pas plus loin. Un policier en uniforme s'approche, les interpelle en hongrois, et les invite d'un geste à le suivre. Il soulève une barrière blanche striée de rouge. Un chemin de traverse pénètre dans un petit bois où les roues des camions et les chenilles des bulldozers ont creusé des ornières profondes. C'est là qu'a été lancé le projet porté par le Premier ministre, Viktor Orbán, d'une «clôture antimigrants» le long de la frontière avec la Serbie (175 km), une construction validée le 6 juin par le Parlement hongrois à une large majorité. Le président de la Fidesz-Union civique hongroise au pouvoir s'est lui-même érigé en «protecteur de la Hongrie et de l'Europe» contre ce que le gouvernement, très à droite, considère comme une «invasion». Le 30 juillet, Budapest a annoncé que le cap des 100 000 migrants entrés dans le pays depuis janvier venait d'être dépassé.

Les travaux de terrassement de la clôture ont débuté mi-juillet. Des pieux de fondation ont été coulés dans le sol meuble. A proximité du village de Morahalom, quelques kilomètres plus loin, une «section d’essai» de 150 mètres de long est achevée. Elle fait trois mètres de haut et est surmontée de fil de fer hérissé de lames. Budapest a prévu de terminer les travaux d’ici fin août.

Des réfugiés afghans se reposent après avoir traversé la frontière serbo-hongroise près d’Asotthalom, mardi. (Photo AP)

«Ils vont nous repousser en Serbie ? Oh, non !» Le policier hongrois guide Sali et sa famille vers le chantier de construction. Ses collègues leur distribuent des bouteilles d'eau minérale. «Cela fait une semaine que nous marchons», explique Nathalie, la mère du nourrisson. Bientôt, un fourgon arrive. Le petit groupe est embarqué à destination du centre de transit de Roszke, à une quinzaine de kilomètres. Il y restera entre vingt-quatre et trente-six heures, le temps de remplir des formulaires de demande d'asile et de donner leurs empreintes digitales. S'ils refusent de s'y plier, ils seront renvoyés en Serbie.

«Des migrants, j'en vois tous les jours.» Du côté hongrois de la frontière, Alexander Magyar, 60 ans, est le propriétaire d'une petite ferme isolée, entourée de champs de maïs, de pommes de terre et de parcelles de vigne. Il désigne d'un geste presque amusé un grillage, défoncé à plusieurs endroits. «Ils s'orientent à l'aide d'un GPS et avancent tout droit, peu importent les embarras du terrain.» Il montre un sac à dos abandonné, un tas de vêtements maculés de boue. Juste après avoir rejoint la Hongrie, explique-t-il, les migrants se changent en vitesse, en prenant garde de ne pas alerter la police. Derrière un abribus, des bouteilles d'eau achetées en Serbie et les restes d'un feu où gisent des épis de maïs calcinés…

Campagne d’affichage anti-immigration

Le 3 août, la police hongroise a dénombré 1 530 demandeurs d'asile. La veille, elle en a recensé 1 515, le jour d'avant, 1 446. L'immense majorité d'entre eux a transité par la Turquie, la Grèce, la Macédoine et la Serbie. Ils ont fait étape à Belgrade, la capitale, puis à Subotica, tout au Nord, le dernier point de rassemblement avant le passage dans l'UE. Le 30 juillet, Balint Pasztor, à la présidence de l'Alliance des Magyars de Voïvodine (la province serbe frontalière de la Hongrie) et chef de file du même groupe à l'Assemblée nationale serbe, semait la panique en déclarant : «Les migrants terrorisent les honnêtes gens, pénètrent dans les maisons, saccagent les monastères, font des razzias dans les vergers…» Au même moment, côté hongrois, des membres de l'Association pour une Hongrie du Christ et une Europe qui protège la vie plantaient une «barrière» de croix chrétiennes pour repousser les exilés.

Laszlo Toroczkai est le maire d'Asotthalom. Apparenté Jobbik (extrême droite) et fondateur du mouvement HVIM, qui milite pour le retour de la Hongrie dans ses frontières antérieures au traité de Trianon - qui a amputé en 1920 le pays de ses possessions en Serbie, en Roumanie et en Slovaquie -, il dirige depuis 2013 ce village agricole de moins de 4 000 habitants. Il est le premier à avoir suggéré, lors de la grande vague d'exode kosovar au cours de l'hiver 2014-2015, l'idée d'un «nouveau rideau de fer», comme le comité Helsinki à Budapest l'a appelé. «Nous allons prouver qu'aucun Africain athlétique n'est capable de franchir cette clôture», écrit ce nationaliste sur son profil Facebook. Pas moins radical, le gouvernement a lancé début juin une campagne controversée d'affichage anti-immigration, en hongrois, indéchiffrable aux yeux des migrants : «Si vous venez en Hongrie, vous ne pouvez pas prendre le travail des Hongrois, vous devez respecter notre culture.» En mai, Budapest a suscité une polémique en envoyant à 8 millions de Hongrois un courrier les invitant à répondre à douze questions sur l'immigration que l'UE a jugées «malveillantes et fausses». L'une des questions de cette consultation nationale était ainsi rédigée : «Certaines personnes pensent que la mauvaise gestion des questions d'immigration par Bruxelles et la propagation du terrorisme sont liées. Etes-vous d'accord ?» Une autre demandait aux sondés s'ils pensaient que les migrants menaçaient leur emploi. Pour de nombreux experts, responsables politiques et militants, Viktor Orbán, qui adopte de plus en plus ouvertement l'idéologie de l'extrême droite, transforme les migrants en pions de la guerre politique qu'il mène contre l'UE, oubliant qu'en 1989, alors que le continent était divisé, la Hongrie, membre du bloc soviétique et donc du mauvais côté du rideau de fer, a contribué à faire chuter le mur de Berlin en accueillant des dizaines de milliers de réfugiés est-allemands en route vers l'Allemagne de l'Ouest.

Manifestations contre la clôture

«Ce discours xénophobe n'a rien de rationnel», commente Szalai Balazs, un informaticien de 34 ans qui a créé l'association de solidarité MigSzol, à Szeged. Sur le parvis de la gare de ce chef-lieu de département du sud-est de la Hongrie (160 000 habitants), une quarantaine de migrants attendent les trains à destination de trois camps de réfugiés : Vamosszabadi, Bicske et Debrecen. «Entre 300 et 600 personnes débarquent tous les jours du centre de Roszke», dit Agnes, une jeune mère de famille qui distribue bénévolement soupe halal, thé, biscuits, savons et rasoirs… Des messages sont affichés en anglais, en pachtoune, en arabe. La mairie socialiste de Szeged a fourni un point d'eau et un chalet pour entreposer la nourriture, les boissons, les couvertures - «des dons des citoyens», précise Agnes. Le 14 juillet, elle faisait partie des quelque 800 manifestants descendus dans les rues de Budapest contre l'érection de la clôture et la politique anti-immigration du gouvernement.

Ahmad, 27 ans, Ali, 24 ans, et John, 17 ans, habitaient la même rue à Sialkot, dans le nord de la province du Pendjab, au Pakistan. Leur voyage a coûté 8 000 euros. Enfermés un an et demi dans le centre de rétention d'Amygdaleza, dans la banlieue d'Athènes, ils ont vu un codétenu se suicider dans leur cellule archicomble. Refoulés de Macédoine, ils ont fait un long détour via l'Albanie et le Monténégro. Dans la «jungle» de Subotica, ils ont chacun déboursé 250 euros pour pouvoir passer en Hongrie. A présent, ils comptent se rendre au camp de Debrecen, «pour éviter des problèmes avec la police et être renvoyés en Serbie». Ensuite, ils iront «quelque part en Europe, où vivre en paix».