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Libération
TRIBUNE

La crise grecque est une crise morale

Les reproches vertueux qui ne cessent de pleuvoir sur Athènes se trompent peut-être de destinataire.
par Thomas Lagoarde-Segot, Docteur habilité en sciences économiques et chercheur à l’université d’Aix-Marseille
publié le 17 août 2015 à 17h56

Les Grecs ont vécu au-dessus de leurs moyens pendant des décennies et rechignent aujourd’hui à payer l’addition. Leurs dirigeants sèment la zizanie au sein de l’Union européenne (UE), qui leur accorde de généreux plans d’aide depuis plusieurs années. Ne serait-il pas profondément immoral de faire porter le poids de la gabegie de l’Etat grec au contribuable européen ? Les «pays sérieux» ont bien fait de mettre au pas ce gouvernement irresponsable, dont les déconvenues sont un avertissement pour les pays qui, tels la France, ne parviennent pas à «réformer» leur économie à un rythme satisfaisant.

Cette litanie - genre de remake ordolibéral de la fable de la Cigale et la Fourmi - est reprise en chœur à chaque soubresaut de la crise grecque. Drapée dans le «bon sens» et la «moralité», elle fait le bonheur du café du commerce. Pourtant, dans cette affaire, en dépit des apparences, la «moralité» et le «bon sens» ne font pas forcément bon ménage, et ce, pour au moins trois raisons.

Primo, quid de la responsabilité des pays dits «vertueux» ? En 2010, alors même que l’UE imposait à la Grèce de dures mesures d’austérité, les Allemands vendirent à la Grèce un sous-marin et 223 pièces d’artillerie, pour une valeur de 475 millions d’euros (la France n’était pas en reste, en lui refourguant la même année pour 935 millions d’euros de matériel d’aviation militaire). Depuis le début de la crise, les dépenses sociales de la Grèce ont baissé de 9 %, alors que ses dépenses militaires ont augmenté de 18 % ! Est-il «moral» d’améliorer ses exportations en poussant un partenaire en quasibanqueroute à acquérir des armes dont il n’a pas besoin, contribuant de ce fait à aggraver son endettement, avant de le désigner à la vindicte populaire comme seul responsable de ses malheurs ?

Secundo, quid de la responsabilité des banques et des marchés financiers ? Rappelons que chaque dette est également une créance, qui, au moment où elle est accordée, engage la responsabilité du créditeur, qui est supposé avoir évalué la solvabilité de l’emprunteur. Les banques internationales, qui ont grand ouvert les vannes du crédit à la Grèce pendant plusieurs décennies, avant de continuer à prêter à ce pays à des taux usuraires et irréalistes, sont donc coresponsables de la situation actuelle. Détail croustillant : les comptes de l’Etat grec ont été certifiés par la banque d’investissement Goldman Sachs au moment de l’entrée du pays dans la zone euro. C’est cette même banque qui fut en première ligne de l’attaque spéculative sur les obligations «pourries» de l’Etat grec, qui firent s’envoler les taux d’intérêts en 2009 ! Est-il moral de reporter tout le fardeau de cette crise de surendettement sur un Etat faible et isolé, en exonérant ses prêteurs autrement plus riches et puissants de leurs responsabilités patentées ?

Tertio, quid de la responsabilité des «experts» de la troïka ? La Grèce appartenant à la zone euro, deux solutions étaient disponibles pour rééquilibrer sa position extérieure vis-à-vis de ses partenaires européens. La première, qui est celle adoptée depuis le déclenchement de la crise, consiste à faire subir à l’économie grecque une «cure d’austérité», c’est-à-dire à faire baisser très fortement les prix et les salaires. Cette politique économique, très coûteuse socialement et politiquement risquée (car elle réduit à néant la légitimité morale de l’UE) nous est présentée comme la seule issue. Pourtant, n’importe quel manuel de macroéconomie nous enseigne qu’il serait possible de rééquilibrer progressivement la balance commerciale de la Grèce, si les pays disposant d’un excédent commercial envers elle (Allemagne en tête) avaient augmenté leurs prix relatifs et leur demande de produits importés, par une revalorisation significative des salaires. Cette politique, qui serait fidèle à l’esprit de solidarité européenne - mais contraire aux intérêts de court terme des industriels des pays excédentaires - aurait pu, a minima, être combinée aux efforts de consolidation budgétaire exigés à la Grèce, mais a été systématiquement ignorée lors des négociations. Est-il moral de reporter tout le poids de l’ajustement sur la population grecque, et plus particulièrement sur les plus vulnérables (les jeunes, les malades et les personnes âgées), alors que d’autres solutions macroéconomiques moins douloureuses étaient envisageables?

Il est stupéfiant de constater que ces trois éléments, qui sont vérifiables et régulièrement repris dans la presse internationale, sont systématiquement passés sous silence dans le débat français. Décidément, la crise grecque est bien une crise morale. Mais pas forcément celle que l’on croit.