Sur les derniers kilomètres de la route qui mène à la montagne de Sinjar, dans le nord de l’Irak, les villages dévastés se succèdent. Cordon ombilical reliant la région au reste du monde, la bande de bitume déserte est parsemée de cadavres de voitures. Plus haut, sur les hauteurs du massif, des vêtements abandonnés gisent au bord de la chaussée. Au cœur de ce paysage lunaire et désespérément jaune, les petites touches de couleur qu’ils apportent sont autant d’indices du drame qui s’est joué ici. Il y a un an, sur la même route, les yézidis fuyaient devant l’avancée de l’Etat islamique. Environ 35 000 s’étaient arrêtés sur la montagne, épuisés et assiégés par l’organisation terroriste qui, à l’exception du refuge naturel des yézidis, occupait l’ensemble de la région. A l’époque, les plus faibles d’entre eux sont morts de soif lors de leur fuite, avec leur détresse à la une des médias du monde entier.
Depuis le mois de décembre, l’Etat islamique (EI) a été repoussé par les forces kurdes. Mais sur les flancs du massif, ils sont encore 8 000, selon l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (HCR), à y survivre dans des conditions déplorables. Attachés à leur terre, ils refusent de rejoindre les nombreux camps irakiens où s’entassent déjà près de 2 millions de personnes. Les yézidis respectent une religion syncrétique, vieille de 4 000 ans, qui mêle d’anciennes croyances kurdes et des éléments appartenant au christianisme et à l’islam. Considérés comme des «hérétiques» par l’EI, ils ont été particulièrement ciblés.
Viols systématiques
A l’été 2014, lors de la prise de Sinjar, des centaines d’hommes ont été exécutés et des centaines, voire des milliers de femmes violées ou mariées de force à des membres de l’Etat islamique selon Amnesty International. Réduites en esclavage, les femmes yézidies sont considérées par les hommes de l’EI comme un butin de guerre qu’ils achètent ou revendent au gré de leurs déplacements. Certaines ont été envoyées jusqu’en Syrie, d’autres plus au Sud, en Irak. La plupart des rescapées, elles, font état de viols systématiques. Ces exactions sexuelles sont justifiées par les responsables de l’EI, car elles s’appliqueraient à des «infidèles». Une utilisation du dogme qui permet aux combattants islamistes de violer des fillettes parfois âgées de 8 ans. Trois mille hommes, femmes et enfants yézidis seraient encore captifs, selon le gouvernement kurde irakien.
Aujourd’hui, la petite route sinueuse qui traverse la montagne de part en part débouche sur un monde moyenâgeux. Au centre du massif, des centaines de tentes se côtoient, sans organisation, de façon totalement anarchique. Depuis la plaine en contrebas, des bruits d’explosions parviennent aux oreilles des déplacés. Les combats se poursuivent au sud de la montagne, surtout dans la ville de Sinjar, à quelques kilomètres des premières tentes. Là-bas, les YPG (combattants kurdes syriens) et les peshmergas (soldats kurdes irakiens) luttent contre l’Etat islamique dans les ruelles de l’ancien fief yézidi, aujourd’hui complètement vidé de sa population. L’Etat islamique contrôle encore 70% de la ville désertée.
«Libérer nos captifs»
Daoud, la quarantaine, enchaîne les nuits blanches. Chaque obus de mortier qui tombe lui rappelle que son frère, son fils et son neveu sont toujours prisonniers des islamistes. Depuis mai, lui qui arrivait parfois à joindre l'un d'entre eux par téléphone n'a plus aucune nouvelle. «Ils sont captifs, obligés de tout accepter sinon les hommes de l'Etat islamique les tuent. Mais la vraie souffrance, ce sont les femmes qui la subissent. Une fille de 7 ans peut être mariée là-bas.» Et tant pis pour ses insomnies : «Si Sinjar est détruit, ce n'est pas le plus important. Le plus important, c'est de libérer nos captifs.»
Le regard perdu, Ato Hamed montre son «campement», où sont réfugiées plusieurs dizaines de familles. Après le froid sibérien de l'hiver, il doit endurer la chaleur suffocante de l'été sans qu'aucun arbre ne lui offre d'ombre. Sa petite fille, haute comme trois pommes, a failli mourir de faim et de soif quelques mois auparavant. Il est à bout de nerfs. «Nous sommes abandonnés par les ONG. Ça fait deux mois qu'on n'a vu personne ! La dernière qui est venue nous a déposé deux citernes d'eau avant de repartir.» Dans son village de fortune, il désigne quelques tentes frappées du sigle des Nations unies ou d'une ONG anglaise. «Elles ont été jetées ici par hélicoptère l'année dernière, pendant le siège», explique-t-il, dépité.
Depuis, plus rien. Pour se loger, les survivants yézidis ont fait de la récup. A la place des bâches blanches plastifiées que l'on voit dans tous les camps du Kurdistan irakien, des tapis servent de cloisons. Souvent, les familles n'ont pas trouvé de quoi couvrir le sol et vivent pieds nus sur la terre sableuse, craquelée par la sécheresse. Pour l'eau, un puits antédiluvien a été réhabilité. Les aliments cuisent grâce à du petit-bois mêlé au crottin de chèvre. A la porte d'une dizaine de tentes, des panneaux solaires produisant un peu d'électricité ont été donnés au compte-gouttes aux plus chanceux. Personne ne se souvient qui a bien pu les fournir, c'était il y a trop longtemps. Le HCR, justifiant l'absence des ONG, évoque une situation sécuritaire trop «imprévisible» pour mettre en place des programmes humanitaires.
Les réfugiés du Sinjar doivent se contenter d'aides ponctuelles gérées le plus souvent par des organisations locales moins frileuses. Au sommet de la montagne, quatre mobile homes. L'installation, ridicule au regard du nombre de personnes qu'elle doit permettre de soigner, est le plus gros des trois points de santé du massif. Par ironie peut-être, les yézidis l'appellent «hôpital». Shama a fait l'aller-retour il y a quelques jours. Son fils, Bewar, 1 an, a de la fièvre depuis deux semaines. Après une heure de marche, elle a fini par atteindre l'infirmerie. «Personne n'a pu me dire ce qu'il avait. Il était presque mort. Aujourd'hui ça va, il ouvre un peu les yeux, mais je ne sais toujours pas ce qu'il a.» Pieds nus, la jeune maman berce son nourrisson à l'ombre de sa tente. «Je ne peux rien faire. Je pleure, c'est tout.»
«Notre protection et notre prison»
Dans la cahute de Hamsa, pleine de médicaments, les patients défilent. C'est elle qui, il y a quelques jours, a reçu Shama et Bewar, impuissante. Infirmière, elle précise qu'il n'y a pas de médecin avec elle. Ni ici ni ailleurs sur la montagne. Elle est employée par le gouvernement kurde irakien. La veille, 119 personnes sont passées par son infirmerie. «Principalement pour des petits problèmes. Mais il y a beaucoup de stress et de pression. Les gens sont tellement à bout qu'ils peuvent s'entretuer.» Lorsque des cas graves se présentent, Hamsa envoie ses patients à Zakho, une ville proche des frontières turque et syrienne.
De temps en temps, un maraîcher traverse les camps pour vendre des légumes. Il n'est pas rare que trois familles se réunissent pour acheter un kilo de tomates. Smaïl, 80 ans, n'en a pas les moyens. Il vit de l'aide de ses voisins. Le jour de l'attaque de l'Etat islamique, sa maison a été bombardée par un tir de mortier. L'un de ses fils est mort sur le coup. L'autre est assis à ses côtés, le regard vide, traumatisé. A 40 ans, il écoute son père comme un enfant. «Nous avons tout laissé dans la fuite. Nous n'avons pas pris d'argent, rien. Nous sommes partis dans la montagne directement.» Dans sa tente misérable, Smaïl esquisse un léger sourire édenté. «Cette montagne, c'est notre protection et notre prison en même temps.»