L’horizon du Masaï Mara, le parc national légendaire du Kenya, s’étend à l’infini. Au loin, des minuscules grappes sombres marchent lourdement à travers la plaine : un million et demi de gnous migrent chaque année sur près de 3 000 kilomètres, entre le Kenya et la Tanzanie. Tous les ans, l’Afrique de l’Est assiste avec la même stupéfaction à la plus grande - et la dernière - transhumance sauvage de mammifères sur Terre. Les gnous traversent dans l’indifférence les bornes en pierre délimitant les deux pays. Les humains, du haut de leur 4 × 4 vert safari, n’en ont pas le droit.
Pourquoi ces bovidés partent-ils si loin, sacrifiant les plus faibles, les plus vieux, les plus malades ? «C'est la nature, souffle John Manau, un ranger du parc. Cette migration dure depuis des centaines de milliers d'années. Nous n'avons pas le droit d'y mettre un terme.» Le guide l'assure : «De mon vivant, je ne me lasserai jamais de ce spectacle.»
Si la transhumance la plus célèbre au monde a encore lieu, c’est que le Kenya a adopté une politique de conservation de sa vie sauvage unique sur le continent : aucune haute barrière électrifiée n’entoure ses parcs nationaux ou privés. Les animaux n’appartiennent à personne, même si l’Etat en a la responsabilité au nom du patrimoine national et mondial. Et surtout, la chasse est prohibée depuis 1977.
«Il y a eu beaucoup trop d'abus, on a dû tout arrêter, explique Paul Udoto, directeur de la communication de Kenya Wildlife Service (KWS), l'institution de protection de la vie sauvage. La circulation illégale des armes dans le pays, encouragée par les conflits au Soudan du Sud ou en Somalie, la corruption et les traditions de certaines ethnies ne nous permettent pas de légaliser la chasse.»
Peu de temps après l'indépendance (1963), le Kenya a donc fait le choix de l'écotourisme. En 2012, avant la crise touristique du pays, les frais d'entrée dans les parcs nationaux alimentent les caisses de l'Etat à hauteur de près de 50 millions de dollars (44 millions d'euros). «Un animal rapporte beaucoup plus d'argent vivant que mort», relève le représentant de KWS. Mais sur ce point, les avis divergent.
«Débat émotionnel»
Selon une étude de 2006, conduite par le docteur Peter Lindsey, chercheur zimbabwéen spécialiste des questions de conservation, la chasse aux trophées rapporte 200 millions de dollars par an à l'Afrique subsaharienne. L'Afrique du Sud, qui en a fait une industrie, rafle près de la moitié de cette somme, le reste étant divisé entre les 22 autres pays où la pratique est autorisée. «La chasse génère plus d'argent par client que le tourisme, indique le rapport. Elle cause moins de perturbations de l'environnement, moins de construction d'habitats pour accueillir les visiteurs.»
En Afrique du Sud et au Zimbabwe, des compagnies spécialisées proposent des safaris de chasse de quatre à dix jours «pour vivre une expérience africaine hors du commun». Sur le site Africanskyhunting, on choisit en ligne l'animal que l'on souhaite abattre : 9 000 dollars tout compris pour un crocodile, 35 000 dollars pour un éléphant. Pour 10 000 dollars, «ressentez un immense shot d'adrénaline en tuant un hippo, l'animal le plus dangereux de toute l'Afrique». Vous repartirez avec une photo souvenir, à cheval sur la carcasse, fusil en main. Et dans la soute de l'avion, l'animal empaillé.
Une partie de l'argent, lorsqu'il est correctement redistribué, sert à la conservation animale, comme en Afrique du Sud, qui est parvenue à réhabiliter le rhinocéros blanc, une espèce en voie de disparition il y a vingt ans. Et pourtant, Paul Udoto, dans son bureau de Nairobi, la capitale kényane, est intransigeant : «La chasse, en tant que loisir, ne fait pas partie de la culture africaine, c'est une tradition coloniale. Les chasseurs de trophées vont viser l'animal le plus beau, le plus fort. C'est de la chasse à l'ego. Nous n'acceptons pas ces pratiques sur notre territoire, et cette question ne fait même pas débat dans le pays.»
Dans la savane kényane, les spécialistes sont moins catégoriques. «Le débat est émotionnel, et il est difficile d'admettre que tuer la vie sauvage peut être bénéfique à l'environnement, confie Richard Vigne, directeur d'Ol Pejeta, un parc de conservation animale très réputé dans le nord du pays. Et pourtant…» Aucun lion ne vivait à Ol Pejeta, avant que deux spécimens ne viennent s'y installer en 1985. Au début des années 2000, ils étaient 55. Les rois de la savane menaçaient l'écosystème, et il a fallu en abattre 35 pour maintenir un équilibre entre les espèces. «Désormais, ce n'est plus possible, souffle le directeur du parc. KWS est très stricte, et on ne peut plus enfreindre la loi. Il a fallu trouver des solutions pour réguler les populations…»
Les solutions sont coûteuses. Ol Pejeta est le seul parc clôturé de tout le Kenya, puisqu'il est aussi le refuge d'une des espèces les plus menacées au monde : le rhinocéros blanc d'Afrique de l'Est. Il n'en reste plus que cinq sur la planète : trois à Ol Pejeta et deux dans des zoos en Europe. Les laisser vaquer dans la nature signifierait la disparition totale de l'espèce. «On a dû créer des couloirs entre les clôtures pour laisser le passage aux autres animaux, et engager du personnel pour surveiller les rhinos.»
La chasse étant interdite et le tourisme en chute libre au Kenya depuis les récents attentats (148 personnes sont mortes en avril lors de l'attaque d'un campus), il a bien fallu trouver une source de revenus pour continuer à faire vivre le parc. «On élève des vaches», lâche Richard Vigne. Au milieu de la vie sauvage prospèrent 6 000 têtes de bétail, et leur commerce rapporte l'argent nécessaire à la conservation.
Mais selon le directeur d'Ol Pejeta, le Kenya doit assouplir sa loi antichasse «pour réimpliquer les communautés locales dans la gestion de la vie sauvage [l'ethnie masaï vivait de la chasse avant son interdiction, ndlr] », et réintroduire la chasse aux trophées, «pour des raisons de conservation et de revenus». Richard Vigne marque une pause : «Mais il est vrai que cela doit être extrêmement bien géré… Dans un monde parfait, ce serait possible.»
Car le plus grand ennemi de la nature, ce n'est pas le fusil. C'est l'argent. Le gouvernement zimbabwéen s'est insurgé de voir son emblème, Cecil, abattu par un riche dentiste américain en juillet. Le président Robert Mugabe, pourfendeur du néocolonialisme en Afrique et à la tête du Zimbabwe depuis 1987, a dénoncé ces «vandales étrangers qui viennent piller les ressources du pays».
Il est vrai que l’Américain, désormais le chasseur le plus honni de la planète, a enfreint toutes les lois et règles d’éthique de la chasse, en attirant le magnifique spécimen hors d’un parc national protégé, avant de l’abattre à coups de flèches, pour être plus discret. Mais ces pratiques ne sont malheureusement pas rares dans les pays où la corruption est endémique.
Aberrations génétiques
Ces sept dernières années, 34 lions protégés et surveillés «avec des colliers» ont été abattus, selon Johnny Rodrigues, le «Brigitte Bardot» du Zimbabwe. Il suffit de glisser quelques billets à ses accompagnateurs pour qu'ils ferment les yeux. Les douanes sont poreuses et les autorités falsifient les chiffres de population animale pour augmenter les quotas de chasse. Une pratique commune dans des pays où l'Etat est défaillant. «Il n'y a pas eu de recensement précis de la vie sauvage au Zimbabwe depuis 1997, affirme Rodrigues, qui dirige la Zimbabwe Conservation Task Force. Les réserves privées qui appartenaient autrefois aux Blancs ont été saisies par les membres proches du pouvoir et ont été vidées de leurs animaux.»
En Afrique du Sud, la vie animale est correctement surveillée, la corruption moindre, mais la libéralisation et l’industrialisation du système posent de lourdes questions éthiques. Le pays ne manque pas de lions, puisque ceux-ci sont élevés dans le but d’être abattus. Pire, on les habitue dès leur naissance à la présence humaine, en invitant les touristes à les cajoler et à les promener dans des parcs d’attraction, avant d’être vendus à des réserves de chasse privées. Tuer le roi de la savane est devenu un hobby accessible aux amateurs. On estime que 18 500 chasseurs arrivent chaque année sur le continent africain, contre 8 000 en 1990. L’explosion de la pratique engendre également des aberrations génétiques : le blesbok blanc (de la famille des antilopes) ou le lion albinos sont reproduits artificiellement, car vendus plus chers comme trophées de chasse.
Les animaux sont ainsi échangés entre réserves dans des séances surréalistes de ventes aux enchères. L’avantage du capitalisme de l’extrême ? Dans un monde régi par la valeur marchande, tout ce qui a un prix est préservé. L’Afrique du Sud n’a aucun souci à se faire pour la préservation de ses espèces endémiques (à l’exception du rhinocéros, victime du braconnage). Au Kenya par contre, le déclin des populations est inquiétant : on y comptait 15 000 lions il y a quinze ans. Ils ne sont plus que 2 000. Le nombre d’humains, lui, ne cesse d’augmenter et d’empiéter sur les plaines.
L'interdiction de la chasse n'a pas réussi non plus à stopper le braconnage des éléphants pour leur ivoire : sur 170 000 pachydermes dans les années 60, il n'en reste plus que 35 000. Mais dans les bureaux de Kenya Wildlife Service, le débat est définitivement clos : «Un être humain peut posséder des terres, mais il ne peut pas posséder la vie sauvage. La nature n'a pas de valeur, elle ne nous appartient pas. Il doit bien exister d'autres moyens pour les riches de flatter leur ego.»