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Libération
Récit

Tsípras: vu de Bruxelles, un stratège à la légère

Quel avenir pour la Grèce ?dossier
Lors des négociations pour sortir le pays de la crise, le Premier ministre, sans expérience gouvernementale et plombé par les divisions de son parti, a commis des erreurs.
Dans un ferry grec, jeudi soir. (Photo Giannis Papanikos. AP)
par Jean Quatremer, De notre correspondant à Bruxelles
publié le 21 août 2015 à 19h46

«Monsieur le Premier ministre, vous ne pouvez pas faire ça, vous ne pouvez pas !» s'exclame Nikos Pappas, le plus proche conseiller d'Aléxis Tsípras. Il parle à dessein en anglais afin que tout le monde comprenne. Le chef du gouvernement grec vient d'accepter d'aligner la TVA appliquée dans les îles grecques sur celle du continent, comme le lui demandaient ses interlocuteurs : Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne, Pierre Moscovici, commissaire chargé des Affaires économiques et financières, Christine Lagarde, directrice générale du FMI, et Jeroen Dijsselbloem, président de l'Eurogroupe. «Il s'en fichait, manifestement», raconte un témoin de la scène qui s'est déroulée à Bruxelles au printemps, lors d'une énième séance de négociation : «La seule chose qui l'intéressait, c'était d'obtenir une négociation au niveau politique, avec les chefs d'Etat et de gouvernement, pas de négocier le détail du programme d'assistance financière. Il a donc accepté la TVA sur les îles d'un geste agacé.»

La brutale interruption de Pappas sidère tout le monde : on n’a jamais entendu, dans un gouvernement «normal», un simple conseiller s’adresser ainsi à un Premier ministre. Tsípras et Pappas sortent et se rendent auprès de la délégation grecque. De retour, Tsípras, sans gêne particulière, explique que, tout bien considéré, il ne peut pas accepter d’augmenter la TVA sur les îles. Juncker et ses partenaires en restent bouche bée.

Ce mode de fonctionnement chaotique est la marque de fabrique du gouvernement Syriza I. Tsípras n'était pas Premier ministre, mais simple primus inter pares au sein d'un appareil politique complexe : «Comme j'ai été trotskiste dans ma jeunesse , s'amuse Pierre Moscovici, j'ai tout de suite compris comment ce gouvernement fonctionnait, quelle était sa tactique, sa stratégie.»

Promesses intenables

« Syriza n'est pas un parti soudé, c'est une addition de mouvements, de tendances, de fractions, de courants, raconte un responsable européen. Ce constat n'est pas seulement idéologique, il est physique. Tsípras se déplaçait toujours avec beaucoup de monde pour que chaque fraction de son parti soit du voyage : il fallait mettre à la disposition de la délégation grecque plusieurs salles afin que les différentes tendances puissent siéger séparément. Pendant les négociations, Tsípras s'absentait régulièrement pour vérifier qu'il bénéficiait toujours du soutien de ces fractions.»

Les Européens ont négocié pendant six mois non pas avec un gouvernement classique, mais avec un comité central… Cela a généré une méfiance croissante, un membre du gouvernement grec n’engageant que lui, d’où le sentiment d’être en permanence trahi alors que Tsípras faisait de la politique européenne comme on gère un parti de gauche radicale et ses nombreuses chapelles.

Tsípras et ses hommes, sans expérience gouvernementale, administrative et internationale, ont multiplié les erreurs, dont la plus grave a été de croire «qu'il suffirait de se mettre d'accord avec l'Allemagne et la France pour que tous les autres suivent», explique un diplomate européen : «C'était une grave erreur d'analyse, les pays plus pauvres que la Grèce ou ceux qui venaient de sortir du programme d'assistance financière, comme l'Irlande, le Portugal et l'Espagne, étant infiniment plus durs que Berlin.»

Surtout, ses partenaires n'ont jamais compris sa stratégie : certains estiment qu'il n'en avait aucune, piégé par des promesses de campagne intenables et la gauche de son parti, alors que d'autres au contraire pensent qu'il savait ce qu'il faisait. Comme Moscovici : «L'objectif de Tsípras, c'était d'aller jusqu'au conseil européen. Yánis Varoufáki, son ministre des Finances, était là pour jouer la montre, attendre la fin du mois de juin en espérant que la perspective du Grexit nous fasse suffisamment peur pour qu'on leur fasse des concessions, notamment sur la dette, contre quelques réformes emblématiques.»

Mais le jeune Premier ministre, dont la personnalité séduisait même les plus farouches ennemis de Syriza, s'est pris les pieds dans le tapis européen avec l'annonce surprise, le 26 juin, d'un référendum, alors que l'accord était tout proche. Ses partenaires se sont sentis trahis, d'autant plus que le texte soumis aux citoyens grecs n'était pas le dernier état de la négociation. Surtout, il n'a pas voulu voir que cette consultation, présentée comme un moyen de renforcer sa position de négociation, serait interprétée par ses partenaires comme un vote sur l'euro. «Le résultat du référendum a été une victoire de politique intérieure pour Tsípras : il est devenu le leader incontesté de son parti, de son pays, estime Moscovici. Il avait besoin de se débarrasser de l'aile gauche de son parti et il s'en est donné les moyens.»

Fourches caudines

«Le référendum pouvait avoir trois significations», analyse Ilias Nikolakopoulos, professeur de sciences politiques à l'université d'Athènes et membre de Syriza : «Pour ou contre l'euro, pour ou contre les mesures d'austérité, pour ou contre le Premier ministre. C'est ce dernier choix qui a été fait : ce référendum a été un plébiscite pour Tsípras.» Mais au niveau européen, ce fut un désastre : tel un bourgeois de Calais, Tsípras a dû se rendre à Bruxelles le 12 juillet avec un projet d'accord, voté par la Vouli - le Parlement grec - le soir du 11 juillet, plus dur que celui qu'il avait soumis à référendum.

Il savait qu'il y aurait un prix à payer pour avoir «renversé la table», selon l'expression de Moscovici. Mais «les Européens lui ont dit : "Tu as eu ton référendum ? Et alors ? Maintenant, si tu veux un accord, ce sera à nos conditions"», raconte le commissaire français. Or, Tsípras n'avait aucun plan B : le 14 juillet, il racontera avoir demandé une étude sur les conséquences d'un Grexit à ses services, ce qui lui a fait définitivement écarter cette option. Résultat : il a dû passer sous les fourches caudines de ses partenaires.

En particulier, alors qu'il ne voulait absolument pas d'un troisième programme, il a dû y consentir. «Le chantage [des Européens] était cynique : soit le compromis dur et douloureux, soit la catastrophe économique, gérable pour l'Europe […], qui pour la Grèce et la gauche grecque aurait été insurmontable», a dénoncé Tsípras à la radio Sto Kokkino, le 29 juillet. Mais il revendique ce «compromis» comme un «élément de la tactique révolutionnaire» qui «permet de continuer le combat». Se référer à Lénine n'est pas le meilleur moyen de rassurer les conservateurs allemands ou les anciennes «démocraties populaires» d'Europe de l'Est… Tsípras a mis la Grèce «au centre du monde», comme il s'en réjouit, mais aussi sous surveillance étroite.