Le projet de traité transatlantique, dont la négociation a été lancée en juillet 2013, suscite toujours de fortes oppositions dans plusieurs pays européens, notamment en Allemagne et en France, alors que la négociation s’accélère : la dixième session de négociations s’est achevée le 17 juillet à Bruxelles et le traité pourrait être conclu avant la fin du mandat du président américain, Barack Obama, fin 2016. Ce texte, dont le nom est aussi incertain que le contenu («Transatlantic Trade and Investment Partnership» [TTIP] ou «Transatlantic Free Trade Area» [Tafta], «Partenariat transatlantique pour le commerce et l’investissement» [PTCI], en français), et qui vise à créer un marché commun euro-américain où les biens, les services et les capitaux circuleront sans entrave, fait craindre à ses opposants une remise en cause du pouvoir des Etats à édicter des normes protectrices. Cecilia Malmström, la commissaire européenne au Commerce qui négocie sur mandat des Etats membres de l’Union, estime que les gouvernements ne font pas le travail d’explication nécessaire auprès de leurs opinions publiques. Pour la commissaire suédoise, qui a fait ses études en France, les grandes peurs suscitées par ce texte ne sont pas fondées.
Le projet de traité transatlantique est rejeté par une partie de l’opinion publique européenne, notamment en Allemagne et en France. Pourquoi poursuivre une négociation qui soulève tant d’oppositions ?
D’une part, parce que la Commission européenne négocie sur un mandat unanime des Etats membres, qui jugent que ce traité sera bénéfique pour l’économie et pour l’emploi. Je fais donc le travail qu’on m’a demandé de faire. D’autre part, parce que la majorité des opinions publiques des Vingt-Huit est en faveur de ce projet. Il est vrai que les citoyens y sont opposés en Allemagne, en Autriche, au Luxembourg et en Belgique. En France, c’est partagé : 50 % sont pour, 32 % sont contre, selon le dernier Eurobaromètre.
On n’entend guère les gouvernements : l’impression domine que c’est la Commission seule qui veut ce traité…
C’est le problème : tout se passe comme si c’était notre idée et qu’un beau matin, nous avions décidé de négocier un traité transatlantique. Personnellement, je participe à des dizaines de réunions d’information sur le TTIP à travers l’Union. Les débats sont parfois musclés, mais je considère que c’est mon rôle. Cela étant, c’est aux gouvernements de faire l’essentiel du travail, d’expliquer à leur opinion publique ce que nous faisons et pourquoi cela sera bénéfique pour leur pays. Dans beaucoup de pays, le travail est fait, mais pas partout et sans doute pas suffisamment.
Tous les Etats de l’Union, quelle que soit leur couleur politique, soutiennent-ils le TTIP ?
Absolument : il n’y a pas de débat entre nous sur le point de savoir si ce traité doit ou non être conclu. Lorsque nous discutons avec les gouvernements, nous parlons des sujets en négociation : les indications géographiques, les marchés publics, le mécanisme de règlement des différends, etc. Mais jamais ils ne nous ont priés de ralentir voire de stopper la négociation. Ils veulent même qu’on accélère pour conclure fin 2015, ce qui est impossible !
Pourtant ce projet de traité fait peur à une frange importante de la population…
Il est vrai qu’il cristallise les inquiétudes nées de la crise que nous venons de traverser, la plus grave depuis 1929 : les marchés, les entreprises, le capitalisme, le libre-échange sont pêle-mêle accusés d’en être responsables et la défiance à l’égard des gouvernements et des élites s’est accrue. A cela se sont ajoutées les crises sanitaires, pourtant purement intra-européennes, auxquelles nous avons été confrontés, comme celle de la vache folle ou de la viande de cheval. En outre, un fort anti-américanisme s’est manifesté, notamment en Allemagne, à la suite de l’affaire Snowden et des révélations sur les écoutes américaines. Enfin, pour ne rien arranger, des erreurs ont été commises au lancement de la négociation : on a donné le sentiment qu’il s’agissait de quelque chose de secret, forcément un peu louche. Mon prédécesseur, Karel de Gucht, a d’ailleurs voulu rendre public le mandat de négociation afin de rassurer les citoyens, mais les Etats ont majoritairement refusé. Pourtant, il n’y a rien à cacher.
Avant de lancer cette négociation, les autorités européennes n’auraient-elles pas dû expliquer ce qu’elles voulaient faire ?
Il est évident que la Commission et les Etats membres auraient dû préparer autrement cette négociation et expliquer aux opinions publiques pourquoi ils voulaient ce traité transatlantique. Les raisons en sont simples : il s’inscrit dans une série d’accords commerciaux entre grandes régions du monde et l’Union ne peut pas rester à l’écart de ce mouvement. D’autant que la croissance des prochaines années ne viendra pas de l’Europe, mais du reste de la planète. Ainsi, les accords que nous avons conclus avec la Corée du Sud ou le Mexique nous ont permis d’augmenter nos exportations vers ces pays, respectivement de 35 % et de 19 %. Le commerce n’est pas «la» solution, mais une partie de la solution qui permettra de relancer la croissance et de créer des emplois.
Beaucoup redoutent que l’Union abandonne une partie de ses normes protectrices, notamment dans le domaine alimentaire ou environnemental…
Dans de nombreux domaines, l’Europe a un niveau de protection très élevé. Mais c’est aussi le cas aux Etats-Unis et leurs normes sont même parfois plus élevées que les nôtres. Chacun, en réalité, a la sensation d’avoir un système plus protecteur… Cette différence normative entrave le commerce sans raison particulière. Par exemple, le chemisier que je porte est fabriqué en Suède : pour être exporté en Europe et aux Etats-Unis, il doit répondre aux normes ignifuges européennes puis américaines, alors que le système est presque identique. C’est la même chose pour les huîtres et les moules : en Europe, nous testons la chair, aux Etats-Unis, l’eau. Scientifiquement, les deux méthodes se valent, mais il faudra effectuer les deux tests pour exporter, ce qui coûte souvent très cher. De même en matière de crème solaire : les tests pour établir leur efficacité contre les rayons UV sont presque identiques, mais pas totalement. Ce que nous voulons faire, c’est conclure des accords dans neuf domaines identifiés, comme l’automobile, la chimie, la pharmacie ou le textile, où nos normes sont équivalentes afin de faciliter le commerce transatlantique. Notre idée n’est pas d’harmoniser, mais de reconnaître réciproquement la validité de nos normes respectives, exactement comme on le fait en Europe où il existe une reconnaissance mutuelle des normes. Mais là où il y a de vraies différences, ce n’est même pas à l’agenda.
La directive européenne Reach qui oblige les entreprises à démontrer l’innocuité des produits chimiques mis sur le marché ne sera donc pas remise en cause ?
En aucun cas. Il faut bien comprendre que ce qui est aujourd’hui interdit en Europe restera interdit, et ce, dans tous les domaines ! Les poulets lavés au chlore ne seront pas importés en Europe.
En revanche, une voiture pourra être exportée sans devoir répondre aux normes en vigueur des deux côtés ?
Exactement, ce qui économisera beaucoup d’argent. Il suffira que le véhicule réponde aux normes en vigueur sur le lieu de fabrication.
Il n’y aura donc pas, selon vous, d’alignement par le bas des normes européennes ?
Absolument pas ! Il s’agit seulement de reconnaître mutuellement nos normes dans un certain nombre de domaines.
Et après l’entrée en vigueur du traité transatlantique ?
Pour les futurs produits, comme les nanotechnologies ou les voitures électriques, il faudra élaborer de nouvelles normes. L’idée est de les élaborer en commun afin de créer des standards globaux. Si nous ne le faisons pas, ce seront les Chinois qui le feront et ils ne sont pas connus pour leur obsession en matière de protection du consommateur.
L’idée est-elle que le capitalisme du XXIe siècle obéisse à des normes occidentales plutôt que chinoises ?
L’idée est que les pays qui ont une communauté de valeurs coopèrent pour promouvoir leurs valeurs et leurs standards.
Si les Européens n’arrivent pas à se mettre d’accord avec les Américains, cela ne veut pas dire qu’ils renonceront à adopter leurs propres standards ?
Personne ne va renoncer à adopter des lois !
N’y a-t-il pas asymétrie dans la négociation ? L’Union européenne négocie pour l’ensemble de ses Etats membres alors que le gouvernement fédéral américain n’engage ni ses Etats fédérés dans leurs domaines de compétences, comme en matière de marchés publics, ni ses agences indépendantes.
C’est un problème, tout comme sont des problèmes les lois qui protègent le marché américain à l’exemple du «Buy American Act». Les Américains ont déjà un très large accès au marché européen alors que la réciproque n’est pas vraie. Cette négociation nous offre l’opportunité de rétablir l’équilibre, c’est-à-dire d’ouvrir davantage le marché américain.
Il y a aussi le problème de la justice américaine qui refuse de reconnaître la supériorité d’un traité sur la loi américaine, à la différence de ce qui se passe dans l’Union…
C’est exact : un traité international ne fait pas partie de l’ordre juridique américain. Si une entreprise française de bus scolaires est exclue d’un marché public lancé par une ville de l’Alabama en raison de sa nationalité, même si le TTIP interdit les discriminations, elle aura un gros problème. C’est pour cela que nous avons besoin d’un accord organisant le règlement des différends dans un tel cas. Ce n’est pas pour rien qu’il existe 3 000 accords bilatéraux de ce genre dans le monde. Rien que la France en a conclu une centaine. Le mécanisme qui sera inclus dans le TTIP sera public et non privé, transparent, préservera le droit des organes publics d’adopter des règles - sauf s’il y a discrimination ou expropriation - et il prévoira une possibilité d’appel.
Le pouvoir normatif des Etats ne sera donc pas menacé ?
En aucun cas. Cela n’a d’ailleurs jamais été le cas : jamais une entreprise n’a pu obliger un Etat à importer, par exemple, des OGM. Il y a beaucoup de mythes autour de ce mécanisme de règlement des différends.