C'était une nuit noire et glacée, le 21 janvier 2012. Une maison dans les champs, un peu à l'écart du centre de Zabadani, une ville de 40 000 âmes toute proche de la frontière libanaise, à 40 km de Damas. Rawad et son amie Rania (1) n'ont pas dormi depuis vingt-quatre heures. Pour se donner un peu de courage, ils se repassent en boucle quelques chansons populaires syriennes, qui couvrent le ronronnement continu de deux imprimantes. «On était terrorisés, mais en même temps tellement fiers», se souvient Rawad Aloush, le fondateur et rédacteur en chef d'Oxygen, qui a trouvé refuge il y a deux ans dans la plaine de la Bekaa, au Liban. Avec ses frêles huit pages tirées à 200 exemplaires, le premier numéro d'Oxygen sort le lendemain. C'est l'un des premiers journaux syriens alternatifs à éclore, quelques jours après Enab Baladi («les raisins de mon pays»), à Daraya, dans la banlieue de Damas. L'équipe de rédaction compte six femmes et quatre hommes. Parmi eux, des étudiants, un ingénieur en informatique, un médecin, ou encore un prof de philo. Seul Rawad possède une petite expérience en journalisme. Au début des années 2000, il a écrit pour un magazine culturel étudiant, l'Echo de Zabadani, puis a brièvement collaboré au mensuel baasiste Siwar al-Sham. Dégoûté par la censure, il préfère entamer des études d'ingénieur, puis termine finalement comme imprimeur.
Rawad a l'idée de lancer l'hebdomadaire lorsqu'il croupit pendant quatre mois dans les geôles du régime baasiste, à la section de la Sûreté de l'Etat d'Al-Khatib, à Damas, puis dans la prison de Sednaya, au nord de la capitale. Il est arrêté en juillet 2011, suspecté de jouer un rôle actif dans les manifestations antirégime à Zabadani, qui se poursuivent chaque vendredi depuis le 25 mars, date de la première marche en soutien à la ville de Deraa. «Toutes ces heures à moisir en prison m'ont permis de réfléchir. Je me suis dit que si je m'en sortais vivant, je devais faire quelque chose de plus que manifester», raconte Rawad. Il choisit le nom d'Oxygen, comme une bouffée d'air frais. Pour se rappeler ces journées sans fin où les détenus suffoquent dans les sous-sols des prisons du régime.
Blocus. Par précaution, les activistes d'Oxygen utilisent tous des pseudonymes, et pendant les premières semaines, les exemplaires sont glissés sous les portes, pendant la nuit. «Nous voulions convaincre toutes les personnes qui hésitaient encore à participer à la révolution, pour contrer la propagande du régime, qui faisait de tous les manifestants des terroristes et des gens non éduqués», explique Rawad Aloush. Lorsqu'Oxygen est lancé, Zabadani est en fait près de basculer. En décembre 2011, les habitants ont lancé une grande «grève de la dignité». Certains ont commencé à s'armer, via les réseaux de contrebande qui ont toujours existé avec le Liban voisin. Ils forment le noyau local de l'Armée syrienne libre (ASL), qui, en février 2012, conquiert brièvement Zabadani, avant de signer une trêve avec le régime au printemps.
Pendant un an, la ville retrouve presque une vie normale, malgré les dizaines de barrages de l'armée syrienne érigés autour de l'agglomération. Oxygen en profite pour se développer, et distribue parfois jusqu'à 3 000 exemplaires. Son format est passé à seize pages. Pendant quelques mois, l'hebdo est financé par une ONG américaine qui, mécontente d'un article critique sur les «lignes rouges» d'Obama, se désengage. C'est l'Association de soutien aux médias libres (ASML), une association franco-syrienne créée fin 2011 soutenant les journalistes citoyens en Syrie, qui prend le relais. «Nous disposons d'un organe de veille pour vérifier le contenu éditorial des journaux que nous soutenons. Ils ne doivent pas être liés à une faction politique ou armée, appeler à la lutte confessionnelle ou au démembrement de la Syrie», affirme Armand Hurault, chargé des relations publiques à l'ASML. Quelques journalistes d'Oxygen profitent de brèves formations d'ONG internationales (comme Internews), en Syrie ou au Liban.
Mais à Zabadani, dès avril 2013, la situation empire. L'aviation syrienne commence à larguer des barils d'explosifs, le blocus se renforce. «Nous avons été forcés de faire venir clandestinement du papier des villages environnants. Depuis la parution d'Oxygen, toute personne en transportant à l'intérieur de Zabadani risquait d'être emprisonnée. Un permis spécial était requis par l'armée pour en faire rentrer dans la ville», raconte Rawad. Rapidement, la contrebande de nourriture ou de médicaments devient prioritaire. «Il nous fallait aussi du fioul pour alimenter les générateurs qui permettaient de faire tourner les imprimantes, mais avec l'hiver, les familles en ont eu besoin pour se chauffer», poursuit le fondateur d'Oxygen. Peu à peu, les tirages du journal diminuent, puis cessent définitivement au début de l'année 2014.
Saccagés. Entre-temps, l'ASML, qui soutient une douzaine de journaux indépendants, a pu ouvrir plusieurs centres d'impression à Alep, Idlib, ou Hama. Oxygen profite de ce nouveau réseau, tout en multipliant les correspondants - une dizaine - dans différentes zones «libérées» de Syrie. Le magazine perd son ancrage local, qui faisait sa spécificité, pour viser une audience plus nationale. En janvier 2015, la tuerie de Charlie Hebdo change de nouveau la donne. Souriatna, une autre publication soutenue par l'ASML, affiche en une «Je suis Charlie», accompagné de reproductions de caricatures du journal satirique, qui ridiculisent Bachar el-Assad. Certains points de vente ou lieux de stockage du journal sont saccagés. Trois autres journaux du réseau, qui affichent leur solidarité avec le magazine français, sont interdits temporairement, et les centres d'impression sont mis à sac par des combattants du Front al-Nosra, la branche d'Al-Qaeda en Syrie. «Depuis cette période, l'impression et la distribution ont été affectées. Nous tirons aujourd'hui en moyenne 1 000 exemplaires», affirme Rawad Aloush. Un chiffre faible, par rapport aux 30 000 visiteurs mensuels du site web d'Oxygen, lancé deux mois après la version papier. Pourtant il n'est pas question d'arrêter d'imprimer le magazine qui, début 2015, a pris la forme d'un bimensuel.
Dilemme. «Dans des régions sans Internet ou télévision, Oxygen reste une source d'information pour la population. On veut montrer aux Syriens qu'ils ne sont pas totalement seuls, les aider à affronter le quotidien», explique Rawad, tout en pointant une défiance grandissante : «Les Syriens de l'intérieur sont moins intéressés par la presse écrite. Ils ne veulent plus de paroles, la seule chose qui leur importe, c'est un changement concret, la fin de la guerre.» Un constat également fait par l'ASML. «La presse syrienne alternative a défendu les valeurs de la liberté d'expression, de la démocratie, pour accompagner une révolte pacifique. Mais trois ans plus tard, en pleine guerre, ces idéaux ne sont plus une priorité. La presse syrienne doit retrouver un nouveau souffle», estime Armand Hurault.
Les journaux syriens, qui vivent sous perfusion des ONG internationales, sont confrontés à un dilemme cornélien. «Les donateurs imposent des conditions de neutralité et d'objectivité, en décalage avec la situation sur le terrain et une audience de plus en plus radicalisée par la guerre», estime Asma Abdelkarim, journaliste spécialiste des médias dans la région Mena. Oxygen n'échappe pas à la règle. Plutôt libéral sur des sujets de société ou culturels, le magazine fait preuve d'une certaine complaisance envers l'opposition islamiste armée, dont les combattants sont appelés «martyrs» quand ils périssent au combat. «Cette proximité idéologique s'explique par le fait que les journalistes citoyens et les islamistes ont un ennemi commun : le régime syrien», précise Asma Abdelkarim. Les journalistes d'Oxygen travaillent d'ailleurs pour la plupart pour des médias pro-opposition, comme les chaînes satellitaires Al-Jezira, Al-Arabiya ou TV Orient. Rawad écrit pour l'agence de presse turque Anadolu. Car il est impossible de vivre seulement des revenus d'Oxygen : un article avec photo est rémunéré 10 dollars.
Encerclés. Trois ans après les débuts de l'hebdomadaire, seuls quatre membres fondateurs font toujours partie de la rédaction. Il ne reste plus que deux journalistes retranchés dans le centre de Zabadani, à l'heure où la ville semble proche de tomber sous la coupe des combattants du Hezbollah libanais et de l'armée syrienne. Les forces loyalistes ont lancé début juillet une vaste offensive pour reprendre ce nœud stratégique proche de l'autoroute Damas-Beyrouth. Elles encerclent quelques centaines de combattants salafistes d'Ahrar al-Sham (soutenu par le Qatar) et des recrues de l'Armée syrienne libre.
Les deux correspondants d'Oxygen, qui utilisent les pseudos «Sham» (Damas) et «Karamati bi huriyati» (ma dignité commence par ma liberté), parviennent encore à communiquer des informations via l'application Whatsapp, à partir desquelles sont rédigés les articles au Liban. Rawad Aloush, lui, a décidé de quitter le pays du cèdre pour partir en Turquie. Il souhaite rejoindre l'Europe, illégalement s'il le faut. Au Liban, il se sent menacé, n'y voit aucun avenir. Mais le journal continuera à paraître, assure l'activiste. Il sera désormais piloté du Liban par une ancienne institutrice. Oxygen, après trois ans et demi d'existence, fait partie du cercle très fermé des journaux qui n'ont pas mis la clé sous la porte. Sur les 278 publications lancées depuis l'année 2011 (2), à peine une vingtaine paraît toujours régulièrement en Syrie.
(1) Le prénom a été modifié
(2) Selon le site Syrian Prints